Cela faisait très longtemps que j’avais envie de placer l’intrigue d’un roman sur une île, et les années étranges que nous venons de passer – où le terme « confinement » a pris tout son sens – ont sans doute fini de me convaincre que cet isolement était le meilleur terrain possible pour mettre en scène un polar aux atmosphères inquiétantes. Les îles Anglo-Normandes se sont rapidement imposées dans mon esprit, à la fois si proches et si dépaysantes, riches de ce mélange singulier des cultures française et britannique qui ont baigné ma vie tout entière.
Quant aux années 1920, elles me hantaient aussi depuis fort longtemps : c’est une période fascinante, éminemment romanesque, culturellement foisonnante, et qui marqua le véritable début du long chemin vers la libération de la femme, un tournant qui aurait dû s’opérer lors de la Révolution française, mais qui ne commença réellement qu’aux lendemains de la Grande Guerre. Les Disparus de Blackmore est donc une invitation au voyage dans le temps, vers une époque souvent fantasmée, et finalement méconnue, mais aussi vers un territoire qui, à quelques kilomètres des côtes françaises, reste encore empreint d’un mystère et d’un exotisme qui sont un délice pour l’auteur de roman policier. Ce n’est sans doute pas un hasard si, alors qu’il s’y était exilé, les îles Anglo-Normandes ont inspiré à Victor Hugo certaines de ses plus belles pages…
Votre île n’est pas totalement imaginaire. Quelle est la part de réel et de fiction dans la description de Blackmore? Et comment avez-vous travaillé?
Blackmore est une version romancée d’Aurigny (Alderney en anglais), petite sœur bien réelle de Jersey et Guernesey, que j’ai simplement enrobée d’une touche de mystère… Comme Stephen King a créé la ville de Derry et H.P. Lovecraft celle d’Arkham, j’avais très envie de créer un lieu qui soit à la fois imaginaire et ancré dans une certaine réalité. Ainsi, j’ai passé beaucoup de temps à me documenter sur Aurigny à partir de documents, de témoignages et de photos d’époque, je suis allé me promener longuement sur les îles Anglo-Normandes afin d’ancrer mon récit dans un réel à peine travesti par quelques éléments qui flirtent avec le fantastique… Les rues, les bâtiments, le folklore, de nombreux éléments sont directement inspirés de la réalité. Les gens qui connaissent la charmante petite île d’Aurigny souriront en reconnaissant derrière Blackmore ses ruelles, son église, son port et son histoire. Ils frissonneront, je l’espère, en la voyant drapée d’un voile mystérieux qui rend hommage aux littératures populaires des années 1920, aux pulp magazines et au roman-feuilleton.
L’héroïne, Lorraine Chapelle, première femme diplômée de l’Institut de criminologie de Paris, est-elle inspirée d’un personnage réel ?
Pas directement – encore qu’il est fort probable qu’une Lorraine Chapelle ait bien existé à l’époque – mais elle représente en tout cas cette jeunesse citadine et féminine qui s’est engouffrée à cœur perdu dans le souffle libertaire des années 1920, et surtout elle illustre ce désir qu’avaient ces jeunes femmes d’accéder enfin à la même éducation que la gent masculine. Un désir qui remonte au XVIIIe siècle, puisqu’il faisait partie des doléances lors des états généraux de 1789, mais qui, aujourd’hui encore, n’est toujours pas une réalité absolue… Lorraine est l’une de ces femmes qui, depuis des siècles, lutte contre le patriarcat pour faire bouger les lignes.
Pourquoi avez-vous choisi d’en faire une jeune diplômée de l’Institut de criminologie ?
Parce que c’est à cette époque que naît réellement la police scientifique, et que les méthodes de celle-ci ont alors avancé à pas de géant, notamment grâce aux travaux d’Edmond Locard, plusieurs fois cité dans le roman. C’est aussi l’époque où des ponts commencent à relier criminologie et psychiatrie. C’est celle où de grands criminels comme Landru ou comme les membres de la bande à Bonnot sont arrêtés grâce aux prouesses de la police scientifique, et je trouvais cela intéressant de donner une place importante à la science dans la résolution de l’enquête.
Aux côtés de Lorraine, on fait la connaissance d’un autre enquêteur, Edward Pierce, britannique celui-là, avec qui elle va former un duo aussi improbable qu’attachant. Qui est-il ?
Je me suis beaucoup amusé à créer ce duo d’enquêteurs que la méthode oppose. Lorraine est une cartésienne, une scientifique, qui ne jure que par la preuve rationnelle; Edward, au contraire, se qualifie lui-même de « détective de l’étrange », qui laisse une grande part au mystère, à l’inexplicable et aux sciences occultes. Ils sont en quelque sorte les Mulder et Scully des années 1920, très différents, mais complémentaires, et c’est leur dénominateur commun qui les unit : un profond humanisme. Tous deux sont des écorchés vifs, des marginaux, à contre-courant de leur temps. Edward est un homosexuel dans une époque où la chose est encore très mal acceptée, un « inverti », disait-on, et Lorraine est une femme qui se bat dans un monde d’hommes. C’est sans doute leur isolement respectif et leur détermination commune qui leur inspirent une amitié aussi profonde qu’émouvante.
Certains habitants de l’île sont touchés par une maladie qui leur donne un regard singulier… S’agit-il d’une pathologie réelle ?
Il s’agit en effet d’une maladie génétique bien réelle : la maladie de Wilson. L’une de ses caractéristiques est une accumulation de cuivre dans l’organisme, qui provoque notamment un cercle brunâtre autour de la cornée. Dans le roman, la maladie prend une dimension plus particulière, et enrobe ceux qui en sont victimes d’une aura mystérieuse. Dans le brouillard de Blackmore, tout est possible…
En vous lisant, on pense à Agatha Christie et à Arthur Conan Doyle, mais aussi, dans ce climat empreint de surnaturel et de sciences occultes, à Lovecraft. Que représentent ces auteurs dans votre bibliothèque personnelle? En quoi vous influencent-ils?
Avec Stephen King et Dumas, ce sont les auteurs qui ont illuminé mon adolescence, ceux qui m’ont donné le goût de la littérature populaire, qui nous divertit, nous transporte et nous procure des frissons, qu’ils soient de peur ou d’évasion. Malgré les réserves politiques d’usage, H.P. Lovecraft est l’un des auteurs qui m’ont le plus marqué; c’est sans aucun doute le père du roman d’épouvante moderne, mais c’était surtout un auteur avec un imaginaire débridé, qui, comme Tolkien après lui, a créé une cosmogonie entière, nimbée de mystère et de divinités étranges, dont le célèbre Cthulhu. Après avoir écrit plusieurs romans policiers réalistes, je ne m’étais jamais aventuré sur ces rives-là, aux frontières du fantastique et de l’épouvante, et c’est avec une malice nostalgique que j’ai voulu rendre hommage, à ma façon, au maître de Providence, mais aussi au roman d’aventure à la Jules Verne ou à la Arthur Conan Doyle.
Dans le livre, on voit Lorraine, passionnée de mécanique, qui enfourche une Harley-Davidson pour parcourir l’île. Petit clin d’œil au motard que vous êtes ? Dites-nous un mot de votre amour pour la moto…
En 1925, la marque Harley-Davidson avait déjà vingt-deux ans d’existence et fabriquait des machines d’une élégance intemporelle. Lorsqu’on regarde les photos d’époque, on peut être étonné de voir que de nombreuses femmes chevauchaient ces petits bolides, et certaines brillaient même en compétition ! Il m’est vite apparu qu’une aventurière intrépide comme Lorraine ne pouvait que rêver d’enfourcher une motocyclette sur la petite île de Blackmore, et c’était pour moi l’occasion de satisfaire mon propre amour pour les motos anciennes, celles de nos grands-pères, qui étaient encore synonymes d’aventure et de liberté !
Retrouverons-nous Lorraine dans un autre roman ? Et avez-vous des nouvelles de Gabriel Joly, le héros journaliste de votre série sur la Révolution française ?
Sans doute aurais-je répondu non, lorsque j’écrivais les premières pages de ce livre. Mais, fichtre, je me suis tellement attaché à cette fougueuse Lorraine qu’il m’étonnerait qu’on ne la revoie jamais ! En outre, plusieurs de mes bien-aimés confrères – comme le firent certains contemporains de Lovecraft avec sa ville d’Arkham – m’ont témoigné leur envie d’écrire des romans se déroulant sur l’île de Blackmore. L’ami Maxime Chattam m’a aidé à lui donner naissance, et l’idée de partager un univers avec plusieurs auteurs me réjouit d’avance : je suis impatient de voir ce que cette petite île mystérieuse deviendra sous la plume de ces amis auteurs de polar qui risquent bien de s’en emparer !
Quant à Gabriel Joly, il va revenir très bientôt, plongé dans une nouvelle enquête, au milieu des femmes qui, en octobre 1789, marchèrent vaillamment sur Versailles…