En quoi votre rencontre avec Serge Klarsfeld a été importante ?
Ce fut pour moi déterminant. Le 21 novembre 1993, j’assistais, toujours avec mes parents, à Collonges-sous-Salève, à la pose d’une plaque commémorative par l’association des Fils et filles des déportés juifs de France, présidée par Serge Klarsfeld. Ce jour-là, on rendait hommage au prêtre qui organisa dans la cour de sa cure le passage de Juifs en Suisse. À la fi n de la cérémonie, Serge Klarsfeld a dédicacé son nouvel ouvrage, Le Calendrier de la persécution des Juifs de France 1940-1944. Apprenant que mes recherches portaient sur le sauvetage des enfants de Vénissieux, il a écrit, sur la première page de cette petite bible jaune qui ne devait plus jamais me quitter, ces mots chargés de sens : « Pour mademoiselle Valérie Perthuis en espérant qu’elle retrace la liste des enfants et la lutte complète. » Vingt-cinq ans plus tard, j’avais réussi à identifier 90 des 108 enfants sauvés de la déportation et à rencontrer nombre d’entre eux. J’ai pu également retrouver et interviewer quatre des sauveteurs. Tous m’ont touchée par leur humilité mais aussi parce que le sort des enfants après le sauvetage du camp de Vénissieux, le 29 août 1942, était resté au centre de leurs préoccupations. La simplicité avec laquelle ils ont accepté de répondre à mes questions, et parfois de m’accompagner dans ma recherche, m’a poussée à ne jamais renoncer.
Cette histoire révèle l’incroyable réseau interconfessionnel qui, sous l’égide de l’Amitié chrétienne, a infiltré le camp et trouvé la seule astuce possible pour sauver les enfants : demander aux parents de signer un acte d’abandon de leurs propres enfants…
Dans cette histoire, il y a en effet des personnalités extraordinaires, comme l’abbé Glasberg, Juif converti, polyglotte parlant parfaitement le yiddish, qui participait aux commissions de criblage – là où se décidait le sort de chacun –, ou Gilbert Lesage, chef du Service social des étrangers de Vichy, qui, en réalité, était un résistant et informait les réseaux d’entraide présents dans le camp des différentes listes d’exemption. C’est ainsi que l’idée de l’abandon des enfants par leurs parents, première phase de l’exfiltration et du sauvetage, s’est imposée comme l’unique recours. En 2003, alors que je pensais être allée au bout de tous mes efforts pour retrouver des enfants sauvés encore vivants, j’ai authentifié aux archives départementales du Rhône l’existence de 82 actes de délégation de paternité à l’en-tête de l’Amitié chrétienne signés par les parents au camp de Vénissieux, dans la nuit du 28 au 29 août 1942. On imagine cette nuit de cauchemar pour ces mères et ces pères qui ont renoncé à leurs enfants afin de les sauver. Mais c’était là le seul moyen, le seul subterfuge pour leur éviter la déportation vers Drancy puis Auschwitz. Avec ces actes, je retrouvai une pièce essentielle de l’opération de sauvetage que Serge Klarsfeld estimait comme probablement disparue.
En quoi la situation des Juifs en France a changé après ce sauvetage ?
À l’issue des opérations de la grande rafle des Juifs étrangers du 26 août 1942 en région lyonnaise, la fracture entre Vichy et l’occupant ne cessa de se creuser. Elle aura des répercussions sur le terrain même du sauvetage des Juifs. La population a été choquée par cette grande rafle. En septembre 1942, elle a appris le refus déterminé du cardinal Gerlier, primat des Gaules, de rendre les enfants exfiltrés du camp de Vénissieux aux autorités qui les réclamaient. « Vous n’aurez pas les enfants », proclamaient les tracts distribués par les réseaux de résistance dans les rues de Lyon. Selon maître Klarsfeld, ce revirement a contraint Vichy à freiner sa coopération massive et à refuser le programme d’octobre de livraison des Juifs à l’occupant nazi. C’est la dimension nationale mais également européenne de cette affaire de Vénissieux.
Vous dites que ces enfants devenus grands sont un peu comme vos propres enfants. Racontez-nous.
Pendant des années, j’ai parcouru le monde pour retrouver les enfants de Vénissieux encore vivants. J’ai tissé des liens d’amitié très forts avec eux et avec leurs descendants. Comme un héritage de l’action fraternelle menée par les héros du sauvetage. Ensemble, main dans la main, nous avons progressé sur le terrain de leur histoire personnelle mais aussi de cette histoire globale, emblématique et unique du plus grand sauvetage d’adultes et d’enfants jamais opéré dans un camp au cours de la Shoah en France.
Vous avez contribué à ce que le village de Saint-Sauveur-de-Montagut en Ardèche et ses sauveteurs reçoivent la médaille des Justes…
Les récits des enfants survivants étaient encore bien souvent des souvenirs enfouis. Peu d’entre eux avaient écrit leurs mémoires ou pris contact avec Yad Vashem, l’institution mémorielle israélienne, pour la bonne raison que beaucoup de ces anciens enfants sauvés ne connaissaient qu’une partie de leur histoire. Chacun de leurs récits comportait des trous béants auxquels les bénévoles de l’institut ne pouvaient répondre. Pas moins de trois années de recherches et de montage des dossiers pour Yad Vashem ont été nécessaires pour exhumer le petit village de Saint-Sauveur-de-Montagut et ses alentours en Ardèche. Sur cette terre d’accueil redécouverte, dix sauveteurs inconnus, qui ont caché des enfants exfiltrés de Vénissieux, ont été nommés récemment « Justes parmi les Nations ».
Pourquoi, selon vous, n’a-t-on jamais entendu parler du camp de Vénissieux et de cet épisode tragique de la guerre ?
Ce sujet intègre deux aspects contrastés de la période de l’Occupation : la face noire avec la politique de l’État français d’un côté, la face lumineuse avec une multitude de Français qui, en prenant le contre-pied de la politique du régime de Vichy, ont sauvé les enfants et, par là, l’honneur de la France. Dans mon esprit, il s’agit bien de rendre hommage à la résistance civile en France et aux persécutés, sans oublier de désigner les bourreaux. En 1994, quand j’ai commencé mes recherches sur l’histoire de ce sauvetage, on était encore loin des thématiques étudiées par les historiens de la Shoah. Cette affaire dite de Vénissieux devait devenir le récit d’un sauvetage emblématique, c’est-à-dire exemplaire de ce qu’il fallait faire, et illustrer le rôle des Justes en France. Elle devait pouvoir honorer le comportement d’une grande majorité du peuple de France sous l’Occupation. L’évidence de cette vérité nouvelle que l’on doit aux positions ouvertes de maître Klarsfeld fait écho à celles prises par Germaine Tillon et Simone Veil. Ces dernières avaient jugé « pernicieux » le film d’Ophüls, dès sa sortie en 1979. Le Chagrin et la Pitié, qui donnait à voir une France lâche et égoïste, avait faussé la réalité en la noircissant. « Au fond, disait Simone Veil, en montrant que tous les Français avaient été des salauds, ceux qui l’ont été vraiment avaient très bonne conscience puisqu’ils l’étaient comme les autres. » Maître Klarsfeld a été le premier en France à attirer l’attention sur ce pan de l’histoire de la France de l’Occupation. En redonnant une identité aux Juifs exterminés, il a mis en évidence le fait que les trois quarts de la population juive restante avaient survécu en France. Le discours du Président Jacques Chirac le 16 juillet 1995, reconnaissant la responsabilité de la France dans la déportation des Juifs, a traduit le fait que la tragédie était désormais officiellement incorporée dans la mémoire collective. Celui du 18 janvier 2007, prononcé à l’occasion de la cérémonie au Panthéon en l’honneur des Justes de France, a mis l’accent sur l’aide apportée par les non-Juifs au sauvetage des Juifs en France pendant la Shoah. Cinq ans plus tard, au cours des cérémonies de 2012, furent inscrits dans le marbre l’arrestation le 26 août 1942 des 1 016 Juifs étrangers de la Région de Lyon et le sauvetage de 471 des internés, dont la centaine d’enfants. Cette progression du discours public a sensiblement été celle de mon cheminement personnel.
Que souhaitez-vous que l’on retienne de votre livre ?
En 2016, j’ai soutenu une thèse de doctorat sur le sauvetage des enfants de Vénissieux. Ce travail historique sur lequel repose mon récit présentait un caractère militant. Pour beaucoup des enfants sauvés et des enfants des sauveteurs, témoigner à visage découvert a été une façon de mener un combat, une résistance contre le négationnisme. C’est aussi le reflet d’une résilience et une voix contre l’oubli de ce que les leurs ont subi, la déportation et la mort par gazage pour une grande majorité, tout autant qu’un hommage rendu à un cercle de gens vertueux, sans lesquels ils ne seraient pas présents aujourd’hui pour nous en parler. Avec ce livre, j’aimerais que les lecteurs, et notamment les jeunes générations, retiennent que les Justes de France incarnent le meilleur de l’humanité. Car toutes et tous ont considéré n’avoir rien fait d’autre que leur devoir de femme et d’homme. J’aimerais que cette histoire entre dans le patrimoine national et incarne le sauvetage des enfants juifs en France, au même titre que l’affaire de l’arrestation des 44 enfants à Izieu, dans l’Ain, par Klaus Barbie, incarne la tragédie juive en France. J’ai écrit ce livre pour que ce sauvetage soit porté à la connaissance du plus grand nombre, et pas seulement des historiens spécialistes. Qu’il soit le fil rouge pour aider tout un chacun à devenir un citoyen républicain et humaniste.