Interview de l’auteur
1944-1945, le triomphe de la liberté est le cinquième et le dernier volume de votre grande Histoire de la Deuxième Guerre mondiale. Pourquoi avoir réuni ces deux dernières années en un seul opus ?
Parce qu’il y a une unité des événements entre 1944 et 1945. La période de 1945, qui commence en janvier et se termine par la capitulation du Reich le 8 mai, est une période brève – quelques mois – par rapport à une année entière, et déterminée par ce qui s’est passé en 1944 : l’avancée des troupes russes vers la frontière allemande, et surtout le Débarquement le 6 juin 1944 et la libération de Paris. On aurait évidemment pu donner davantage de place à chaque année, mais j’ai pensé que la logique des événements voulait qu’on rassemble 1944-1945.
Vous commencez cet opus par la rencontre entre Winston Churchill et le général de Gaulle à Marrakech début janvier 1944. On sait – vous l’avez développé dans les années précédentes – que ces deux grands hommes politiques ont eu des relations difficiles jusqu’à présent, et on a la sensation qu’à Marrakech ils se « rapprochent » enfin. Est-ce que ces « retrouvailles », si on peut les appeler ainsi, vont influencer la fin de la guerre ?
Je ne crois pas qu’on puisse parler de « retrouvailles ». Je dirais même au contraire. La tension entre Churchill et de Gaulle semble effectivement s’estomper en janvier 1944, puisque c’est Churchill qui, pour mettre fin, sinon à la discorde, aux antagonismes entre eux, a invité de Gaulle – et même son épouse qui n’est pas venue – à le rencontrer à Marrakech et à discuter ouvertement du débarquement prévu pour l’année 1944 et des conditions dans lesquelles la France serait libérée. Mais très vite, la pression politique, très forte, sépare à nouveau les deux hommes, en tout cas les amène à entrer en conflit ouvert, essentiellement parce que les Alliés n’ont pas tenu de Gaulle – qui le leur reprochait fermement – averti de la date et du lieu du débarquement. Le Général a été gardé hors des cercles secrets où se décidaient, entre Américains et Anglais, le choix des troupes et les orientations politiques – comme la décision d’imprimer une monnaie qui serait imposée à la France libérée et que de Gaulle considérait comme de la fausse monnaie. Or le grand mot pour de Gaulle à cette époque, c’est la souveraineté. Il veut affirmer avec force la souveraineté de la France, et donc récuse, une fois le pays libéré, une administration par l’organisation militaire alliée, l’AMGOT. Tout le difficile combat de De Gaulle contre Churchill, qui a choisi d’être du côté des Américains, consiste à imposer sa présence, faire son possible pour que la France libérée reprenne elle-même la barre, et que sa souveraineté ne soit pas remise en cause.
Malgré les difficultés que vous venez d’énumérer, le général de Gaulle entre en France en libérateur. Comment parvient-il à réaliser ce « tour de force » ?
De Gaulle réussit en effet à imposer son administration et ses hommes, à convaincre le général Eisenhower de faire que Paris soit libérée par des troupes françaises, en l’occurrence la deuxième DB – deuxième division blindée – du général Leclerc, et que ce soit un gouvernement français qui administre le pays. Rappelons que cette idée de souveraineté est présente dès le 18 juin 1940. De Gaulle a toujours veillé à ce que la France libre soit la représentante de la France, de ses intérêts, et qu’elle mène sa politique, même si elle avait peu de moyens et qu’elle dépendait de l’Angleterre qui finançait sa petite armée. À partir de 1942, la situation a évolué. La France a récupéré son autorité sur l’Afrique du nord et sur l’Algérie – le gouvernement provisoire de la France siège à Alger. Désormais, le point d’achoppement pour de Gaulle est d’avoir été laissé sur la touche dans l’élaboration du Débarquement et de n’avoir eu droit de prendre lui-même pied en France que le 14 juin 1944, c’est-à-dire huit jours après l’arrivée des troupes alliées, américaines, anglaises ainsi que de quelques unités françaises – les premiers parachutistes étaient des Français, peu nombreux certes mais qui ont joué un rôle capital dans les combats en Bretagne. Un incident l’a d’ailleurs très fortement marqué : les Alliés ont cherché à lui imposer de s’exprimer à la radio de Londres le 6 juin 1944 comme un représentant d’un quelconque État européen, en même temps que les autres. Il a refusé, résisté, et finalement s’est adressé seul, le soir, aux Français, prononçant cette phrase célèbre : « La bataille de France est commencée et c’est la bataille de la France. » La vraie question pour lui a été ensuite de savoir comment il allait être reçu par les populations qui ne le connaissaient finalement pas, même si elles l’avaient entendu à la radio. Et il constate très rapidement, notamment à Bayeux, le jour de son arrivée, le 14 juin 1944, qu’il est attendu, acclamé. Cela le conforte dans son idée que la France souhaite sa souveraineté et que toutes les manœuvres politiques qui consisteraient, de la part des Américains et des Anglais, à essayer de faire que le maréchal Pétain transmette ses pouvoirs à une assemblée de façon à écarter de Gaulle n’auraient aucun sens.
Et la situation politique qui attend le Général en France n’est pas simple. En tant que président du Gouvernement provisoire, dans quelles dispositions, dans quel état d’esprit se trouve-t-il à son arrivée à Paris ?
Pour de Gaulle, il y a un principe fondamental, qui aura des conséquences jusqu’au discours de Jacques Chirac au Vel-d’Hiv le 16 juillet 1995 : l’État de Vichy n’existe pas et n’a pas existé. De Gaulle nie l’existence du régime de Vichy et sa légitimité. Il considérait Vichy comme un gouvernement qui collaborait avec l’occupant et qui était manipulé par l’occupant. La légitimité, pour lui, était dans la Résistance, à Londres, autour de lui, dans la France libre. Et quand le jour de la libération de Paris, le 25 août 1944, des représentants du Conseil national de la Résistance lui disent : « Mon général, tout le monde attend que vous proclamiez la République », il répond : « Mais pourquoi est-ce que je proclamerais la République ? La République n’a pas cessé d’être. » Pour cette raison, de Gaulle a toujours refusé de faire repentance, de reconnaître la complicité de certains éléments de l’Administration française dans les déportations. Le deuxième principe qu’il a immédiatement imposé a été de rétablir l’autorité de l’État. Tâche ardue s’il en était : les partis politiques se reconstituaient, le parti communiste était déjà très puissant et contrôlait une large partie de la Résistance. Il fallait donc éviter que ne se créent des troubles ou une situation de guerre civile – comme cela a existé en Grèce par exemple entre communistes et troupes anglaises et grecques soutenues par les Anglais. Le Général a immédiatement ordonné, exigé que les milices patriotiques soient dissoutes, que les armes soient rendues, que les combattants qui voulaient continuer la guerre soient intégrés dans l’armée française du général Delattre de Tassigny. Et c’est ce qui s’est produit. En dépit de conflits mineurs mais réels, De Gaulle a rétabli l’autorité de l’État. Cela a évidemment été décisif pour la suite.
Les combats s’intensifient sur tous les fronts durant ces deux dernières années de guerre, qui mènent à la libération de l’Europe et à la chute du IIIe Reich. Peut-on considérer que les forces alliées conservent l’avantage qu’elles ont acquis en 1943 après Stalingrad ? Que le déséquilibre des forces est tel que la victoire alliée est inéluctable ?
Le rapport de force est tellement en faveur des Alliés que le sort de l’Allemagne est évidemment joué. C’est d’ailleurs pour ça que le 20 juillet 1944, Hitler est victime d’un attentat fomenté par des généraux de son propre camp. Ceux-ci ont compris que la guerre n’aurait pas d’issue favorable. L’est de l’Allemagne, la Poméranie, la Prusse commencent à être envahies par les millions de soldats de l’armée Rouge, déclenchant des mouvements de foule dont nous n’imaginons pas, ici, en Europe de l’Ouest, les caractéristiques : des millions d’Allemands – plus de quinze millions –, quittent les territoires envahis par l’Union soviétique. De leurs côtés, les troupes allemandes combattent avec une vigueur difficile à concevoir après ce qu’elles ont subi sur le front de l’Est – prenons par exemple la résistance farouche des Allemands à Berlin. Mais l’aspect le plus marquant du déséquilibre des forces est la maîtrise de l’air. L’aviation alliée contrôle totalement la situation et rase l’Allemagne – pas un seul avion allemand ne sillonne le ciel au moment du débarquement parce qu’il n’y en a plus. Et même si les Allemands envoient sur l’Angleterre, sur Londres notamment, des fusées V1, V2 qui causent d’importants dommages, la supériorité aérienne alliée est telle que les Allemands seront vaincus, malgré des contre-offensives comme à Bastogne durant l’hiver 1944-1945.
En ces années 1944-1945 si difficiles pour l’armée allemande, nous l’avions vu, Hitler croit toujours à la victoire ?
En tout cas, il croit à la nécessité de résister. Surtout, il continue d’évoquer les armes secrètes qu’il espère encore mettre au point, pourquoi pas la bombe atomique. Mais en réalité – il le dit très souvent –, Hitler est convaincu qu’il faut que l’Allemagne aille jusqu’au bout. Qu’à défaut de sortir victorieux de cette guerre, il faudra qu’elle marque la fin des temps, la fin de son régime. Il répète qu’après tout si le peuple allemand n’a pas été capable de s’imposer, ça signifie qu’il n’est pas à la hauteur de sa tâche, de sa mission, et que les Allemands vont mourir. Son suicide – puisque Hitler se suicidera, comme se suicideront des milliers d’Allemands et d’autres dignitaires comme Goebbels, qui tuera ses propres enfants –, c’est son crépuscule des dieux. Et pas seulement le sien ; ce doit être aussi celui de toute l’Allemagne.
1944-1945 sont des années d’une rare violence entre les populations. Chaque camp use et abuse des représailles, des exactions sont perpétrées des deux côtés, sans oublier évidemment l’horreur des camps de concentration. Cette violence est-elle particulière à ces derniers mois de conflit ? Quel sera son impact sur l’après-guerre ?
On retrouve cette violence tout au long de la guerre. L’exécution en masse des juifs dans les territoires polonais, puis plus tard en Ukraine, a commencé dès 1940, dès 1939 même, quand les troupes allemandes ont détruit les ghettos et mis en place la solution finale. Il n’y a pas de plus grande horreur qu’à Auschwitz, à Treblinka. Mais il est vrai que la guerre prend en 1944 et 1945 un tour plus radical : les « lois » de la guerre ne sont plus respectées. Elles le sont davantage sur le front ouest, dans les affrontements entre troupes allemandes et troupes alliées. Même si des soldats sont fusillés, sommairement exécutés, les Allemands qui sont faits prisonniers par les Anglais ou les Américains ont beaucoup de chance. En revanche, la Résistance en France, en Italie ou en Yougoslavie, n’est pas considérée comme une armée légitime par les Allemands, si bien que le but est de la détruire par tous les moyens. Les représailles – on pense à Oradour-sur-Glane en France, mais il y a des centaines d’Oradour-sur-Glane en Europe centrale, des dizaines en Italie – sont la preuve manifeste de la barbarie guerrière. Ne parlons pas de ce qui s’est passé en Russie, sous l’occupation allemande, et de ce que, en retour, les Russes font subir à l’Allemagne sur les territoires qu’ils contrôlent. Beaucoup d’Allemands, non seulement des réfugiés, mais aussi des soldats, préfèrent se rendre aux troupes de l’ouest. Car dès 1942, mais surtout en 1944 et 1945, il apparaît clairement qu’une compétition débute entre l’URSS, qui étend sa domination sur toute l’Europe de l’est, et les Alliés qui, en dépit des exhortations de Churchill, laissent les troupes russes libérer Berlin alors que les troupes américaines auraient pu s’installer plus avant dans l’est de l’Allemagne. Il y a donc déjà une ébauche de rivalité entre l’Est et l’Ouest, entre les troupes des démocraties anglo-saxonnes et les troupes russes.
Justement, quel impact ont les négociations de la fin de la guerre sur la mise en place de ce nouvel ordre mondial qui s’esquisse très tôt, avant même la capitulation allemande ?
Les négociations ont été menées de façon réalistes par Churchill. Il souhaitait modifier les lieux de débarquement car il pensait que plus les troupes avanceraient vers l’est, plus elles auraient de chances d’empêcher la Russie de contrôler toute l’Europe centrale. Churchill a compris très tôt que le régime qu’imposerait l’Union soviétique serait privatif de liberté. Il parle même d’un rideau de fer qui séparerait, en Europe, les pays libérés par la Russie et ceux libérés par les Alliés. Le décor de la guerre froide qui s’ébauche est donc déjà posé ; celui d’une Allemagne divisée en deux parties : une Allemagne de l’est sous l’occupation russe et dominée par les communistes, la République démocratique allemande ou RDA – qui n’a cessé d’exister qu’en 1989, quand le mur de Berlin est tombé –, et puis le reste, la République fédérale allemande – qui récupérera l’Allemagne de l’est après 1989. Mais, en 1945, c’est le cynisme de Staline qui sera décisif. Il l’exprime avec beaucoup de clarté : « Là où sont nos troupes, disait Staline, là sera le régime que nous voulons… » Churchill est obligé d’admettre, face à une certaine naïveté de Roosevelt et des Américains, que c’est la carte militaire, c’est-à-dire le dessin sur une carte des positions contrôlées par les armées, qui dictera la nature des régimes politiques à venir. Enfin, il faut ajouter un élément essentiel qui intervient en août 1945 et qui va modifier le rapport des forces : la découverte, la mise au point et l’emploi par les Américains de l’arme atomique sur Hiroshima et Nagasaki, les 6 et 9 août 1945. Le bombardement du Japon – les historiens admettent cette hypothèse – a autant été un moyen pour contraindre l’empire du Soleil levant de capituler qu’un moyen de dire aux Soviétiques : « Attention, soyez raisonnables, car nous avons l’arme atomique. »