Cette année 1943 est une année tournante, parce que c’est le moment où il devient tout à fait clair que l’Allemagne ne pourra pas gagner la guerre, mais qu’en même temps, elle est encore suffisamment forte pour faire beaucoup de mal.
C’est donc un moment où ce qui va se jouer, c’est la fin de la guerre, qui apparaît comme une victoire probable des Alliés, sans qu’il y ait de certitude.
Ce qui va se jouer aussi, c’est la capacité des Allemands de contre-attaquer ou d’empêcher l’assaut de la forteresse Europe, puisque ce qui est en question en 1943 c’est déjà le débarquement. Où en Europe, les Alliés anglo-américains vont-ils débarquer ? Autres questions : est-ce que les Russes vont avancer, est-ce que les Allemands vont pouvoir résister ? Le souffle de la victoire est là. Probablement il l’emportera, mais rien n’est jamais sûr à la guerre.
1943 s’ouvre sur la victoire de Stalingrad qui a été le lieu d’un bras de fer terrible entre Hitler et Staline, que vous avez très bien décrit dans 1942. Quel est son impact sur l’état d’esprit des forces en présence ?
C’est un impact tout à fait capital. Ce sont une défaite et une victoire symboliques très fortes pour les Russes, car dans l’objectif préparé par Hitler de s’emparer de Stalingrad il y avait le fait que c’était la ville de Staline. C’était en même temps un moyen de contourner Moscou par le Sud, d’essayer de l’encercler. Hitler a attaché beaucoup d’importance à ce que cette bataille de Stalingrad se termine soit par une victoire allemande, soit par un sacrifice des Allemands. Finalement, il a empêché les troupes allemandes qui étaient encerclées dans Stalingrad de tenter une sortie. Ce qui aurait été encore possible, au mois de novembre-décembre 1942, ne l’est plus en 1943. Et, comble de déception, de colère et de rage pour Hitler, l’état-major allemand, avec à sa tête le maréchal von Paulus, se rend aux Soviétiques.
Stalingrad, ce sont 300 000 soldats allemands tués dans cette bataille. C’est un élan énorme donné à l’armée Rouge, même si la guerre est encore loin d’être finie.
C’est vraiment le tournant de la guerre sur le front de l’Est, et c’est aussi un tournant dans la guerre mondiale, parce que désormais les Alliés se rendent compte que Staline est capable d’aller seul jusqu’à Berlin. Et la question du débarquement en Europe occidentale se pose encore plus. Donc Stalingrad donne à tous ceux qui résistent à l’Allemagne occupée un élan considérable.
S’ensuit alors le discours très important de Goebbels sur la Totalkrieg, la « guerre totale », pour galvaniser la contre-offensive…
Oui, car les Allemands, ne pouvant évidemment pas masquer leur échec, transforment cette défaite en cérémonie funèbre et exaltée. Il y a huit jours de deuil en Allemagne, car au fond tous les Allemands ont des parents sur le front de l’Est et chacun sait que la guerre y est barbare.
C’est vraiment un moment où l’on renonce à arrêter la guerre, à négocier avec les Alliés, ce dont rêvent certains hauts dignitaires de l’armée allemande comprenant que, militairement, elle est en passe d’être vaincue. Et la réponse c’est le grand discours de Goebbels sur la Totalkrieg. On choisit d’être détruit plutôt que de capituler ou de négocier.
Vous décrivez aussi 1943 comme l’année des rivalités, des guerres d’influences du côté des Alliés avec la montée de Staline et une connivence croissante entre Roosevelt et Staline, dont Churchill semble un peu exclu…
Oui, parce que évidemment Churchill, l’Anglais, est un analyste lucide. Il pense déjà à l’après-guerre, à la défaite allemande. Il s’inquiète beaucoup des succès de Staline, il a toujours été hostile au communisme dans l’entre-deux-guerres, il considère que Staline est un personnage tout à fait efficace mais dangereux. Il craint que l’Europe de l’Est et l’Allemagne ne tombent sous l’influence des communistes russes, ce qu’il ne souhaite pas. Il pense à la place de la Grande-Bretagne, et il découvre avec beaucoup de déception – lui qui a lié son sort à celui de Roosevelt aux Etats-Unis, lui qui dira plus tard qu’il préférait se tourner vers l’Atlantique plutôt que vers l’Europe- que Roosevelt a décidé que son partenaire, dans les affaires mondiales, n’était plus la Grande-Bretagne qui cessait d’être une grande puissance, mais la Russie soviétique. Il a établi avec Staline une sorte de gentleman agreement à deux, Staline-Roosevelt, passant par la destruction de l’empire britannique, la fin de la colonisation française et se souciant au fond fort peu du sort de l’Europe.
Donc, les premières crevasses, les premières lignes de fracture dans l’alliance apparaissent en même temps que les premiers signes de la rivalité qui va opposer les États-Unis à l’URSS dans ce qu’on appellera, après 1945, « la guerre froide ».
De Gaulle lui aussi, d’une autre manière, essaie d’imposer la présence de la France dans les négociations, et on voit que Roosevelt et Churchill s’y opposent…
La place de la France est évidemment une question essentielle pour de Gaulle et pour la Résistance française. La France est occupée complètement depuis le 8 novembre 1942, il n’y a plus ni zone libre ni zone occupée comme c’était le cas avant que les Américains ne débarquent en Afrique du Nord. De Gaulle installe son gouvernement à Alger. Et là, il se rend compte – il en a déjà pris conscience – que le but commun des Alliés, des États-Unis et de l’Angleterre, est évidemment de ne pas laisser la France redevenir une grande puissance, en tout cas une puissance jouant son rôle en Europe dans les affaires internationales. Le but de De Gaulle est d’unifier autour de lui la Résistance pour acquérir une légitimité et faire en sorte que la France soit présente sur tous les champs de bataille, ne fût-ce que symboliquement, par quelques régiments, quelques milliers d’hommes, quelques bateaux, mais qu’elle soit présente de manière à pouvoir s’asseoir à la table des vainqueurs.
Le but de De Gaulle, en 1943, c’est de faire que cette France affaiblie, blessée par 1940, au fond de l’abîme, se redresse et redevienne un grand acteur du jeu international.
C’est difficile parce que Roosevelt et Churchill ne l’aiment pas en tant que personne. Roosevelt ne le comprend pas. Churchill le comprend mais ne tient pas à se séparer de Roosevelt et c’est lui qui dira à de Gaulle : « Entre les Américains et vous, je choisirai toujours les Américains. » Roosevelt et Churchill veulent écarter la France de la table des vainqueurs. C’est donc une partie de bras de fer permanente entre de Gaulle et les Alliés. Il tente de nouer des relations avec Staline, mais c’est difficile parce que Staline raisonne en termes de divisions. Pour lui la France n’est plus rien, ou pas grand-chose. C’est un jeu très difficile que joue de Gaulle, pour la France.
Quand on suit, le crayon à la main, tous les épisodes de cette période, on voit le génie de l’homme d’État, le génie de la négociation, de l’intelligence, de la lucidité pour faire revenir la France au premier plan, pour rassembler autour de lui la Résistance. C’était une grande partie qu’il a gagnée.
En 1943, vous parlez aussi des dirigeants de la collaboration, de Laval au premier titre. Dès 1943, ils se savent un petit peu trop impliqués pour ne pas être condamnés…
1943 est, pour tous ceux qui avaient choisi la collaboration, le moment où les rats quittent le navire. Ceux qui sont à Vichy, qu’on va appeler bientôt « les Vichysto-résistants », se préoccupent de passer à la Résistance ou, en tout cas, de nouer des liens avec elle. Quant à ceux qui sont trop engagés dans la collaboration, et je pense à Laval qui avait dit : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne », il comprend très bien que son sort est joué. Il va cependant essayer lui aussi de jouer sur les divisions éventuelles des Alliés pour tenter d’organiser son sauvetage. Mais c’est évidemment trop tard.
Militairement aussi 1943 est une année très intéressante. Est-ce une année de grandes batailles ?
Militairement c’est effectivement une année de batailles, avec Stalingrad, l’avancée des Russes, la bataille de Koursk et cette opération de débarquement réussie en Sicile et en Italie.
Mais en même temps, cette opération laisse pensif parce que c’est évidemment une grande répétition d’un débarquement qui aura lieu ailleurs le 6 juin 1944 sur les côtes normandes. Là, il s’agit vraiment de prendre l’Europe par son bout le plus extrême, c’est-à-dire par la Sicile, et non de frapper l’Europe au cœur, comme Churchill, à un moment, y pensait. La remontée va se faire lentement, puisqu’ il est relativement facile de résister dans la botte de l’Italie qui est étroite. Rome ne sera libérée que le 4 juin 1944.
C’est un débarquement réussi, en même temps c’est un débarquement aux enjeux importants pour la France car désormais, la France Libre contrôle l’Afrique du Nord. Elle va donc lever des troupes. Et les troupes françaises vont jouer un grand rôle dans la campagne d’Italie, après le débarquement. Cela conforte évidemment la place de De Gaulle car bientôt, en nombre d’hommes engagés dans le conflit, la France sera la quatrième puissance (même si c’est avec un écart important) après la Russie, les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. C’est important, tant sur le plan militaire que politique.
D’un point de vue politique, 1943 se clôt sur la conférence de Téhéran que vous avez choisie pour illustrer la couverture de votre livre. Quelle importance lui accordez-vous pour la suite de la guerre et surtout pour la construction de l’après-guerre ?
Cette photo en elle-même dit tout. Les trois acteurs principaux sont Staline, Churchill et Roosevelt. La France n’est pas là. Elle n’est pas consultée. Ce sont « les trois grands », qui commencent à tenter d’organiser l’après-guerre, avec une insistance forte de Staline pour que le débarquement ait rapidement lieu en Europe, en France (il ne se contente pas du débarquement en Sicile qui a lieu en juillet 1943).
En même temps, Roosevelt montre bien que, pour lui, le grand partenaire n’est plus Churchill, mais Staline. Churchill prend conscience que la Grande-Bretagne compte peu, qu’elle va perdre beaucoup d’influence après cette guerre et que ce qu’il faut, c’est rester collé aux États-Unis. Quant à Staline, son cynisme sans précaution apparaît dans les négociations quand il dit sous forme de boutade – mais qui révulse Churchill et pas Roosevelt – que la meilleure façon de briser l’Allemagne pour l’après-guerre c’est encore de fusiller 50 000 officiers allemands. L’Allemagne n’aurait ainsi plus de cadres et elle ne serait plus dangereuse, ce qui renvoie évidemment au massacre des officiers polonais en 1940 à Katyn.
Vous publierez bientôt le dernier opus de votre Histoire de la Deuxième Guerre mondiale, comment allez-vous aborder les deux années 1944-45 ?
J’ai rassemblé les deux années 1944-45 dans un même volume parce qu’il était difficile de couper cette période en deux, (évidemment l’année 1944 produit 1945 et la victoire a lieu en mai 1945). Le titre du livre sera Le tombeau du IIIe Reich, parce que c’est vraiment la fin d’une période et en même temps c’est la renaissance de la France, qui s’installe à la table des vainqueurs et aura une zone d’occupation en Allemagne. C’est l’année de la liberté, et du tombeau du IIIe Reich.