Il est vrai que j’ai hésité à poser d’emblée la question d’une Histoire de la Deuxième Guerre mondiale où chaque année serait identifiée, parce que je craignais que le découpage chronologique annuel ne reflète pas les modifications et événements qui se sont déroulés durant cette période. Or l’écriture de 1940 m’a démontré que la chronologie elle-même était extrêmement utile, impression qui s’est confirmée avec 1941. Cette manière d’aborder le récit de la Deuxième Guerre mondiale par un découpage annuel me paraît très fructueuse pour saisir les événements. Par la suite, l’écho rencontré par 1940 m’a démontré que retrouver la cadence annuelle est un moyen de redonner au récit toute sa liberté, tout son mystère. Les lecteurs qui ont vécu cette période y retrouvent leur « quotidienneté ».
Quels sont les événements majeurs de cette année 1941 ?
Les deux événements majeurs sont évidemment d’abord, le 22 juin, la mise en action du plan Barbarossa, c’est-à-dire l’attaque par les Allemands de l’URSS ; ensuite, le 7 décembre, l’attaque de Pearl Harbor par les Japonais. On peut dire qu’en 1941 le monde prend feu : la guerre devient mondiale, elle ne l’était auparavant que potentiellement.
Au long des premiers mois de l’année 1941, Staline comme Hitler sont convaincus que la guerre entre leurs deux nations – que tout oppose en principe, le bolchevisme, le nazisme, la rivalité pour le contrôle de l’Europe centrale –, que cet affrontement donc est inéluctable, malgré le pacte germano-soviétique signé en 1939. Hitler le veut, c’est son axe idéologique, il l’a écrit dans Mein Kampf. Bien qu’il pense qu’il ne faut pas mener la guerre sur deux fronts, il considère que le seul moyen de faire plier l’Angleterre, c’est encore de lui supprimer l’espoir de cet allié puissant et potentiel qu’est la Russie. Quant à Staline, il est persuadé, je cite des textes, que la confrontation avec l’Allemagne surviendra, mais il veut qu’elle vienne le plus tard possible, de manière à reformer l’Armée rouge, à préparer les esprits, à accumuler du matériel. Son inquiétude est de tomber trop tôt dans le piège d’une provocation, c’est-à-dire dès le printemps 1941 : dans quelques mois, la situation sera bien plus en sa faveur, dans la mesure où l’hiver, le « général Hiver », sera à ses côtés. Donc, pour ne pas fournir à Hitler le prétexte d’intervenir, il donne l’ordre aux troupes de ne pas répondre aux provocations, alors que les avions allemands survolent depuis des semaines déjà les territoires soviétiques pour savoir comment sont disposées les troupes. Staline ne tient pas compte non plus des avertissements de ses espions. Par exemple l’espion Richard Sorge, en poste à l’ambassade nazie au Japon, lui annonce la date et presque l’heure de l’attaque allemande sans que Staline modifie sa politique. D’ailleurs en juin, l’on se rendra compte qu’il n’a pas mesuré la force de cette attaque, des centaines de milliers d’hommes, des divisions blindées… Au fond il se passe de nouveau en Russie ce qui s’est passé en France en mai 1940, avec la seule différence qu’en France, peut-être pour des questions d’espace, les troupes n’ont pas pu se reprendre et puis il y a eu un gouvernement qui a décidé l’armistice… Alors qu’en Russie, l’immensité du territoire permet la profondeur stratégique, permet de reculer, même si il y a des centaines de milliers de prisonniers russes. Et surtout, il n’existe pas de parti de la capitulation. Le silence de Staline après l’attaque du 22 juin, silence prolongé puisqu’il n’intervient que le 3 juillet, a été décrit comme la preuve qu’il était atterré, qu’il avait perdu tout courage devant l’avance allemande. En réalité, je suis beaucoup moins affirmatif, et la qualité de son discours du 3 juillet, son intelligence politique qui fait appel aux ressources de la Russie « éternelle » et parle de « frères et sœurs » et non de « camarades » montrent qu’il a gardé toute sa raison politique.
Le deuxième événement majeur, c’est donc Pearl Harbor, l’attaque des États-Unis par les Japonais… En quoi est-elle le symbole d’un tournant de la guerre ?
L’attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 est un coup très dur pour les États-Unis qui perdent des dizaines de cuirassés, de porte-avions, et perdent surtout la maîtrise des mers pendant plusieurs mois, laissant les Japonais étendre leur influence. Ce n’est pas seulement un symbole, c’est une vraie défaite pour les États-Unis. Hitler n’hésite pas à se dire solidaire des Japonais. Mais évidemment il a bien conscience que cette attaque fait basculer les États-Unis dans le camp de la guerre, devenue la guerre mondiale. Peut-être est-ce pour lui un peu trop tôt, d’autant que ça se produit en décembre, c’est-à-dire au moment où les troupes allemandes sont engagées dans une période de reflux en Russie – en tout cas elles ne prendront pas Moscou. Il voit bien que l’immense puissance technologique, industrielle, militaire des États-Unis va se déverser sur le monde, et pas seulement sur le Japon puisqu’il est entendu très vite entre l’Angleterre, les États-Unis et l’URSS que la première priorité dans les opérations militaires sera d’écraser l’Allemagne; ensuite seulement on se tournera vers le Japon.
Vous racontez aussi les « finasseries » des gouvernants de Vichy, que l’on voit finalement freinés dans leur volonté de collaboration par l’opinion publique restée hostile aux « Boches », à l’occupant…
Le grand enjeu pour les gens de Vichy c’est d’abord d’établir entre eux une position commune. Pour simplifier, il y a une aile « ultra », implantée à Paris, à laquelle Laval accorde une oreille complaisante. Elle est pour l’engagement total, jusqu’à la guerre, aux côtés de l’Allemagne. Cette aile ultra, c’est Doriot, Déat, etc. Par ailleurs, une aile plus modérée souhaite agir sous l’éternelle bonne excuse : « Protégeons la France, notre pouvoir, notre empire, mais gardons des liens avec les Américains (il y a quand même un ambassadeur américain à Vichy). Cédons ce qu’on ne peut pas refuser, mais n’entrons pas dans la guerre que les Allemands veulent nous imposer, conservons l’empire, attendons de voir et peut-être tirerons-nous un jour les marrons du feu. Si les Américains l’emportent, nous serons là pour faire un gouvernement de transition… »
Quant à l’opinion, on parle beaucoup d’opinion collaborationniste, c’est faux, il y a une minorité de collaborateurs. Les Français ont subi le coup de massue de 1940 mais dès le mois d’octobre 1940, je l’ai montré, vous avez des actes de résistance isolés, et 1941 c’est déjà l’éclosion d’une résistance structurée, songez que Jean Moulin est parachuté en France la nuit du 31 décembre, signe qu’on est entré dans une nouvelle période. J’ouvre d’ailleurs ce livre par le récit du « plébiscite du silence » du 1er janvier 1941. Ce jour-là, la BBC et la France libre ont demandé aux Français de vider les rues pendant une heure. Et en effet, en zone libre comme en zone occupée, les rues se vident. L’heure de ce que de Gaulle a appelé le plébiscite du silence est aussi l’heure d’espérance.
Quelle est l’importance de cette guerre en Afrique que vous racontez et que l’on connaît mal ?
On connaît mal la guerre en Afrique en effet, et pourtant elle est très importante. Pour simplifier, disons que les Allemands, dans la première partie de l’année 1941 jusqu’en octobre, ont l’impression que le miracle stratégique de 1940 va se renouveler, tant en Russie avec les blindés qui foncent pour certains jusqu’à Moscou, qu’en Afrique où il semble que Rommel va pouvoir atteindre Alexandrie, le canal de Suez… Et s’il atteint Suez, il contrôlera ce cordon ombilical par lequel transitent les navires britanniques se rendant en Asie. Il semble donc, grâce au succès de l’Afrikakorps, que les Allemands vont réussir en Afrique du Nord. Et puis tout s’effondre rapidement. Dès le mois d’octobre les Anglais mènent des contre-offensives, le ravitaillement en essence ne vient pas approvisionner les divisions blindées parce que tout est employé sur le front de l’est où ça va très mal… Les Russes résistent, reconstituent des troupes, des partisans harcèlent l’arrière des troupes allemandes, et surtout l’hiver précoce et très rigoureux a saisi une armée qui n’était pas du tout équipée en vêtements et matériel pour lui faire face. La première défaite allemande, celle qui va sceller le sort de la guerre, en Russie mais aussi dans le reste du monde, c’est évidemment la bataille de Moscou, en décembre 1941, où les Allemands reculent parfois de trois cents kilomètres.
Vous montrez aussi des rivalités, voire des luttes fratricides entre la France Libre et ses alliés…
Ce que j’essaie de rendre clair, pour éviter les images d’Épinal, c’est que l’entente entre la France, enfin la petite France libre avec un faible potentiel militaire, une grande énergie, une grande voix, s’appuyant sur une résistance qui commence à exister mais n’est pas capable à elle seule de gagner la guerre ni même de libérer la France, les rapports entre cette France libre et ses deux grands alliés ne sont pas une lune de miel. Churchill, dès lors que les États-Unis sont entrés en guerre, choisit d’être à leurs côtés avant tout, et de soutenir toutes leurs initiatives politiques. Quant à Roosevelt, il a une considération tout à fait relative pour le général de Gaulle. J’ajoute que les Anglais n’oublient jamais qu’ils sont une puissance coloniale, et il y a comme un consensus entre les États-Unis et l’Angleterre pour empêcher que la France redevienne à la fin de la guerre un grand acteur du jeu diplomatique, en Europe comme en Afrique. La France libre est donc comme un caillou dans la chaussure des Alliés. On voit bien se dessiner les heurts qui vont opposer Roosevelt, de Gaulle et Churchill sur la question de la place de la France, de Gaulle voulant évidemment que la France retrouve son rang. De Gaulle a considéré dès le mois de juillet 1940 que la guerre était perdue pour l’Allemagne, qu’un jour les États-Unis et la Russie seraient dans la guerre, que l’essentiel était donc de préparer l’après-guerre. Il tenait à ce qu’il y ait des combattants français sur tous les fronts, à ce que la présence française soit affirmée par celle des troupes, des marins ou des aviateurs, par exemple l’escadrille Normandie-Yémen en Russie. Il voulait que politiquement la France se retrouve parmi les grands, et c’est évidemment ce que voudraient lui refuser Churchill, Roosevelt et Staline, et qui se joue dès 1941 en effet. Donc une année très riche !