À travers vous c’est le parcours d’un homme que l’on suit ; un homme qui, à 50 ans, réfléchit au temps qui passe, à ce qu’il a fait et à ce qu’il pourrait encore faire pour donner un sens à sa vie…
J’ai fait carrière dans la distribution automobile de luxe jusqu’à occuper un poste de directeur général parce que j’avais cette passion de gosse : les voitures. Celles de mes parents étaient en très mauvais état alors je rêvais… C’était une sorte de revanche sociale, mais qui s’est faite naturellement, progressivement, sans jamais écraser quiconque, porté par mes équipes. J’ai découvert le management, comment motiver, obtenir le meilleur de chacun… Et puis le décès de ma grand-mère a été un déclencheur. Je me suis senti redevable, alors j’ai commencé mon activité de bénévole en maison de retraite. J’étais durablement touché, bouleversé, comme si mon vernis se craquelait. J’avais besoin d’aller à l’essentiel. À quarante ans, j’avais accumulé une expérience professionnelle dans l’automobile bien au-delà de mes espérances, j’ai eu le sentiment que la boucle était bouclée, pour la première fois de ma vie j’ai compris que le temps passait et qu’il y avait urgence à tenter d’autres expériences pour ne rien regretter. J’étais attiré par l’humain, la psychologie, j’aimais mon expérience de bénévole, être parmi toutes ces grands-mères que je retrouvais, j’ai éprouvé le besoin de « dématérialiser » ma vie et de me réorienter. C’était aussi la période de mon divorce, ma vie personnelle était douloureuse, j’avais envie de tout changer. Ce livre est un hommage à ma grand-mère qui m’a élevé.
Votre livre se lit comme un roman, il est d’ailleurs construit comme une suite de petites scènes, tantôt drôles, tantôt cruelles, qui disent tout de la solitude des « résidents » mais aussi de leur incroyable goût de la vie. Pourquoi avoir choisi cette forme romanesque ?
Je n’ai pas choisi de forme littéraire particulière pour écrire ce livre. S’il se lit comme un roman, tant mieux ! Mais ce n’est pas un roman. C’est ma façon de dire ma vérité. Je ne suis pas journaliste, mais seule la vérité m’inspire. J’aime raconter une histoire avec un début et une fin, un fil rouge, des personnages, et j’aime le suspense ! C’est ma façon d’écrire. Et il y a beaucoup de suspense en maison de retraite. Chaque jour, on ne sait jamais ce qui va se passer. Mon envie était de prendre le lecteur par la main et de lui faire découvrir le monde des EHPAD comme je l’ai moi-même découvert. Je voulais lui faire vivre le pire comme le meilleur, des choses bouleversantes, mais aussi très drôles, très belles, lumineuses qui se passent en EHPAD. L’histoire d’amour que je raconte est totalement vraie. Les résidents formidables, hauts en couleur, et les soignants, les équipes que je présente ont existé. La partie romancée intervient dans la mesure où j’ai changé les noms, les lieux, légèrement, j’ai croisé les histoires d’un EHPAD à l’autre, pour que personne ne se reconnaisse ou se sente visé. Car je ne veux incriminer personne en particulier, et pas spécifiquement le groupe ONYX qui n’est pas le pire des groupes commerciaux, mais davantage les abus d’un système mercantile, ce cocktail délétère que forme la cupidité face à la plus grande vulnérabilité humaine.
Vous dénoncez une logique implacable : celle d’un groupe qui court après le profit, rognant sur tout, traquant la moindre économie au détriment des résidents…
La logique implacable est celle de toute entreprise commerciale. Gagner de l’argent. Être le plus rentable possible. La loi du business, que je connais bien, ne me dérange pas, quand elle s’applique à des téléphones portables, des pizzas ou des voitures, et quand les collaborateurs sont respectés. Mais dans le cas si particulier des EHPAD, on touche à une limite unique, éthique. Comment concilier la volonté de ces entreprises, chaque année réaffirmée, renforcée, de gagner toujours plus d’argent, avec le soin de personnes vulnérables, souvent abandonnées, captives, incapables de manifester leur insatisfaction… Les économies opérées interviennent forcément au détriment de la qualité de service aux résidents.
Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
Les plus spectaculaires et néfastes touchent les effectifs et la nourriture. Les aliments choisis, imposés, sont de faible qualité, souvent la plus basse qui soit. On va toujours au moins cher. Alors que mes résidents s’acquittaient d’un loyer de 3 000 euros par mois ! En EHPAD, où je déjeunais parmi mes résidents, j’ai découvert les délices du hoki… Le poisson le moins cher du monde ! J’ai dû remplacer notre
baguette de pain traditionnelle que j’avais pourtant négociée à un prix imbattable par une baguette industrielle surgelée dégueulasse. L’huile d’olive était aussi la moins chère possible, le pain de mie servi tous les matins idem, les fruits frais limités… Le budget consacré par jour pour nourrir une personne âgée, dont le corps affaibli a particulièrement besoin de nutriments, de vitamines, tourne autour de 4 euros TTC, boissons comprises ! 4 euros pour le petit déjeuner, deux repas, le goûter… Dans le groupe ONYX le budget était de 4,35 euros. Mais dans certains groupes, il peut être inférieur à 4 euros. Or la nourriture
reste l’un des rares plaisirs du grand âge. Elle est essentielle pour le corps et pour l’esprit, pour entretenir le désir de vivre et la convivialité des moments de rencontre que sont les repas. On estime à un tiers les
résidents en établissement souffrant de dénutrition. Car beaucoup ne mangent pas, ou plus, ou ne sont pas suffisamment aidés pour manger.
Votre livre se termine par des pages consacrées à la question de la dépendance qui est l’un des grands défis à venir pour nos sociétés vieillissantes. Quelles sont vos principales recommandations ?
La question des EHPAD commerciaux, et plus largement celle du soin des personnes dépendantes, est vaste mais pas sans solutions. Il est urgent de les trouver car le niveau de dépendance augmente avec l’espérance de vie et les démences neurodégénératives explosent. Il faut légiférer, pour plus de transparence dans les EHPAD, faire connaître aux résidents et à leurs familles le budget consacré à l’alimentation, la réalité des prestations offertes, le nombre de soignants, etc. Il faut créer un vrai label objectif de qualité. Il est impératif de « déverrouiller » le marché des EHPAD dont l’offre est inférieure à la demande. Souvent les familles n’ont pas le choix. Et les groupes profitent de ce rapport de force favorable. En clair, il faut créer davantage d’EHPAD, ce que l’État rechigne à faire, car il doit les financer pour un tiers de leurs revenus. Il convient donc de repenser en profondeur le financement des EHPAD. Comment
peut-on dégager de tels niveaux de rentabilité dans des sociétés sponsorisées par l’État ? Il y a une vraie incongruité entre les immenses fortunes qui se sont construites autour du business des EHPAD à but lucratif (les 5 fondateurs appartiennent aux 500 plus grosses fortunes de France) et les économies réalisées sur le dos des résidents. À la fin du livre, je donne d’ailleurs des conseils pour trouver le bon EHPAD, négocier ses tarifs et éviter les pièges.
Ne faut-il pas aussi susciter des vocations ?
C’est essentiel. La France souffre de chômage de masse et on manque cruellement de mains dans le médico-social. Le métier d’aide-soignant dont la formation est accessible à tous en 10 mois doit être revalorisé et effectué dans de meilleures conditions. Il est certes éprouvant mais magnifique à bien des égards et ne se limite pas du tout aux fameuses toilettes des résidents. La société civile doit investir les EHPAD. On peut réfléchir à un service civique solidaire. Les bénévoles sont attendus. Nous devons changer notre regard sur le grand âge, freiner le jeunisme ambiant, ne pas faire de déni de vieillissement, accepter en confiance que cette question nous concernera tous, un jour ou l’autre, que personne ne peut affirmer qu’il ne finira pas ses jours dans un EHPAD. Cette vieille femme lucide, exténuée et nue, qui errait un matin dans un couloir vide de mon EHPAD, par manque de personnel, en traînant ses couches souillées à ses pieds, ça pourrait être nous, si nous ne trouvons pas aujourd’hui des solutions. Il faut aussi respecter nos anciens, les placer au coeur de notre société, de nos préoccupations, reconnaître leur richesse et ce qu’on leur doit, favoriser, autant que possible, le maintien à domicile en soutenant les aidants familiaux. J’aimerais m’investir dans la défense de cette cause. Ce livre est un premier pas.