Interview de l’auteur
Comment est née l’idée de ce livre ?
Je me trouvais par hasard dans le bureau de Bernard Fixot quand il a appris que Survivre avec les loups était un récit mensonger. J’ai aussitôt pensé que si Misha Defonseca avait inventé cette fable c’était pour cacher un secret inavouable, en tout cas trop lourd à porter. On n’invente pas un récit mettant en scène la disparition de ses parents en 1941 pour le seul plaisir, comme l’ont écrit certains commentateurs, de faire un coup et de gagner de l’argent. Le Soir de Bruxelles laissait d’ailleurs entendre que le père de Misha (Monique de Wael de son vrai nom) aurait travaillé pour les Allemands après avoir été arrêté comme résistant. « Si tu es d’accord, ai-je proposé à Bernard Fixot, je veux bien mener cette enquête et écrire le livre qui révélera la véritable histoire de cette femme. » Depuis mon premier roman, Priez pour nous, en 1990, jusqu’à l’écriture du Chagrin en 2010, je n’ai jamais cessé de traiter ce thème de l’héritage idéologique et de m’interroger sur la façon dont les enfants se construisent dans l’opposition à des idées, ou des comportements insupportables de leurs parents. Bernard Fixot m’a donné son accord et, trois jours plus tard, je me suis envolé pour les Etats-Unis rencontrer Misha Defonseca que je ne connaissais pas.
À partir de là, comment s’est déroulée votre enquête ?
J’ai découvert une femme complètement perdue – elle avait songé à se suicider dans la nuit qui avait suivi l’annonce par Le Soir que son récit était mensonger – mais soucieuse de m’aider. Elle m’avait indiqué au téléphone avoir des lettres de son père qu’elle n’avait jamais lues, m’avait-elle dit, et qu’elle espérait retrouver parmi les affaires accumulées dans le sous-sol de sa maison. Ce sont ces lettres qu’elle m’a déposées sous les yeux à mon arrivée chez elle.
Une trentaine de lettres, écrites depuis sa prison par son père, Robert De Wael, entre septembre 1941 et janvier 1942. Il nous a fallu plusieurs jours pour déchiffrer à la loupe ces mots rédigés parfois sur l’envers d’un paquet de cigarettes avec un reste de crayon. Officier de réserve engagé dans la Résistance, et bientôt arrêté, Robert de Wael y exprime son désespoir d’être responsable de l’arrestation de sa femme et du chagrin dans lequel, par sa faute, leur petite fille, Monique, alors âgée de 4 ans, se trouve précipitée.
Puis Misha-Monique m’a raconté comment, recueillie par ses grands-parents après la « disparition » de ses parents, elle s’était inventée un monde réconfortant de peluches et d’animaux domestiques. Quand ses grands-parents sont morts, la laissant seule au monde à 16 ans, personne n’avait encore osé lui dire qu’elle ne reverrait jamais ses parents, de sorte qu’elle a continué à espérer leur retour pendant des années. C’est moi qui lui ai appris, à la fin de mon enquête, que sa mère était morte à Ravensbrück, gazée, le 4 mars 1945, et son père à Sonnenburg, en mars 1944.
Comment l’avez-vous découvert ?
Après les Etats-Unis, je me suis installé à Bruxelles où j’ai pu accéder aux archives militaires et reconstituer le destin effrayant de ses parents. C’est au fil de ce long travail que me sont apparus les premiers indices de la trahison de Robert De Wael. Toutes les pièces que je découvrais renvoyaient à un dossier à charge ouvert par la justice militaire belge dès 1944 et conservé depuis à l’Auditorat militaire. Après de multiples démarches, il m’a été indiqué que seuls les ayants droits de Robert De Wael pouvaient accéder à ce dossier. Je suis donc retourné aux Etats-Unis demander à Misha si elle voulait bien me donner une procuration pour consulter ces pièces fondamentales en son nom. Elle a accepté, ne me cachant pas qu’elle espérait que je découvrirais dans ce dossier les preuves de l’innocence de son père. J’ai malheureusement trouvé tout le contraire : des témoignages accablants que je publie dans mon livre et qui auraient sûrement valu à Robert De Wael d’être condamné à mort s’il était rentré de captivité.
Comment Misha a-t-elle reçu ces informations ?
Très douloureusement. Avant de retourner aux Etats-Unis lui montrer toutes les pièces, j’avais pris soin de consulter Boris Cyrulnik pour lui demander conseil et trouver les mots justes. Il n’empêche que j’ai vu cette femme se décomposer et qu’il était impossible de ne pas être touché par sa souffrance.
Selon vous, pourquoi a-t-elle éprouvé le besoin de se faire passer pour juive et d’inventer cette traversée de l’Europe en compagnie des loups ?
C’est Boris Cyrulnik qui m’a aidé à le comprendre. Je reprends ses mots : « Quand le réel est fou, qu’il n’y a plus ni papa ni maman, ni le bien ni le mal, que le père qu’on admirait devient soudain un objet de honte, un enfant se réfugie dans la mythomanie, dans la fable. Ca a sans doute été la sauvegarde de Misha, car elle a eu, grâce à ce récit, un peu de beauté dans sa vie ». Mon sentiment, et Misha ne le nie pas, est qu’elle a entendu, enfant, certaines accusations terribles contre son père qui, plus tard, l’ont amenée à vouloir fuir son nom et son pays pour tenter de se faire admettre parmi les victimes « honorables » de cette guerre épouvantable : les juifs. La communauté juive a été son refuge, sa famille d’adoption, le lieu où elle a enfin pu trouver un peu d’amour et de compassion.
Comment va-t-elle aujourd’hui ?
Je viens de passer une semaine avec elle et Maurice, son mari. Je n’avancerais pas qu’elle a surmonté l’épreuve, mais en l’espace de trois ans elle a fait un travail considérable. Je l’ai trouvée apaisée, évoquant ce drame avec des mots douloureux, mais réconciliée avec son histoire. Un signe qui ne trompe pas : elle a accroché dans son bureau les photos de ses deux parents avec un chapelet suspendu aux cadres.