Après mon tour du cercle polaire Arctique en 2004, je pensais déjà à un autre défi dans l’Arctique, atteindre le pôle Nord de nuit, en hiver. Ce projet défiait toutes les lois de la raison : il impliquait de se diriger pendant deux mois en aveugle sur un terrain qui, loin d’être de la « terre ferme » comme en Antarctique, n’est qu’une surface mouvante faite de glace et d’eau.
L’Arctique est un territoire tellement hostile que personne, au cours des dix dernières années, n’a réussi l’exploit de le traverser en été avec le soleil 24 heures sur 24, sans assistance ni ravitaillement. À plus forte raison en hiver, dans le noir absolu, où les pièges sont innombrables, redoutables et invisibles.
Une nuit, en octobre 2005, Borge Ousland, un célèbre explorateur norvégien qui est aussi un ami très cher, m’a téléphoné pour me proposer un projet fou : parcourir ensemble, à pied et dans l’obscurité complète, sans aucune possibilité de ravitaillement, les 1 000 kilomètres qui séparent le cap sibérien d’Arkticheskiy du pôle Nord. Ce que me proposait Borge était l’expédition la plus dangereuse de toute ma vie d’aventurier. Forcément, je ne pouvais pas manquer une telle occasion !
C’est la première expédition où vous n’êtes pas seul. Qu’est-ce qui explique ce changement ?
Cette expédition est impossible à réaliser seul. Nous sommes partis à deux, simplement pour ne pas mourir. Être deux, ce n’est pas toujours facile, on doit s’accommoder à l’autre, changer nos habitudes, gérer les tensions, mais cet « autre » nous sauve la vie en permanence : par exemple, nous étions si épuisés que Borge comme moi nous endormions debout. Sans l’autre pour nous réveiller, on serait morts de froid.
Les obstacles à franchir ont été nombreux et présents à chaque instant. Vous racontez par exemple que la glace fine et morcelée rendait l’expédition particulièrement dangereuse. Pouvez-vous nous expliquer ?
Le plus grand risque dans l’Arctique est de tomber dans l’océan. Il faut savoir que la glace n’est pas très épaisse, 1,5 mètre au maximum, et parfois quelques centimètres… Quand on se promène sur de la glace très fine, on a le cœur qui bat à 200 à l’heure et dès que ça casse, notre cœur s’arrête sec. On sait constamment que ça peut arriver, mais on ne sait jamais quand. D’autant qu’aujourd’hui, la glace est plus mince qu’avant, à cause des hivers plus courts et des étés plus longs. Il s’agit là certainement d’une conséquence du réchauffement climatique que l’homme est en train d’accélérer.
Mais le danger n’est pas tant dans l’eau (même si on ne peut pas survivre plus de quelques minutes dans de l’eau à 3 °C), que dès que l’on en sort. Je suis passé au travers de la glace fine mais j’ai eu la chance de ne me mouiller que jusqu’à la taille. Quand nos habits sont trempés, incrustés de sel, c’est une catastrophe, car nous ne pouvons pas les sécher et nous n’avons pas de rechange. Une fois hors de l’eau, je me suis roulé dans la neige pour qu’elle absorbe l’eau et l’humidité. C’est vital.
Vous parlez aussi des ours qui vous ont suivis jusque dans votre tente… Que ressent-on face à de tels prédateurs ?
Les ours qui viennent vers nous sont soit curieux soit affamés. Quand un ours s’approche par curiosité, il garde ses distances et nous observe, en écoutant et en flairant, mais quand il est en chasse, il se déplace pour manger et il faut qu’il ait terriblement faim pour venir dans notre tente.
Nous avons vu beaucoup d’ours au départ et tout au long de notre expédition. Dès le premier soir, à peine installés dans nos sacs de couchage, on a senti quelque chose d’énorme et d’une force terrible déchirer le zip de la tente. Borge a ouvert, et s’est retrouvé nez à nez avec un ours ! On a réussi à le faire fuir en lançant une fusée éclairante. Les jours suivants, se sachant sur le terrain de chasse de ces prédateurs, on n’était pas très rassuré…
Par leur splendeur et leur grandeur, les ours en imposent. On se sent petits et on a peur face à eux ! Il faut respecter leurs territoires de chasse et ne pas provoquer la confrontation. L’ours est plus fort que l’homme dans la chaîne alimentaire, et ce n’est pas nous qui risquons de le manger mais plutôt l’inverse !
La nuit constante dans laquelle vous avez évolué pendant plus de deux mois est l’un des aspects les plus spectaculaires de votre aventure. Quelles sont les difficultés concrètes qui en découlent ?
L’obscurité de la nuit polaire représentait pour moi le pari le plus fascinant. Cette nuit permanente qui déprime, engendre des pulsions suicidaires ou meurtrières, et provoque l’hypersomnie. Tout ce que les Inuits rassemblent sous le nom de cabin fever. Et contre lequel nous avons dû lutter.
La vision réduite constituait bien sûr une difficulté supplémentaire. Nous ne voyions que grâce à nos lampes frontales, mais jamais à plus de 15 mètres, ce qui veut dire que tous les 15 mètres, nous devions prendre des décisions vitales concernant l’épaisseur de la glace, la direction à prendre, l’endroit où mettre la tente, etc., rendant la situation d’autant plus pénible et dangereuse. Par exemple, au moment de nous plonger dans une étendue d’eau noire, nous ne pouvions absolument pas prévoir la distance à parcourir jusqu’à l’autre rive. Or nos combinaisons de survie n’étaient efficaces que pendant 20 minutes…
Quand on a tellement peu d’informations visuelles, on se sert de notre imagination et de notre expérience pour mettre un peu de couleurs à notre tableau en noir et blanc.
Comment expliquez-vous la réussite d’un tel exploit ?
La passion. Pour réussir, le physique compte peut-être à 20 %, mais l’aspect moral prime, à 80 %. Et avant tout, il faut être prêt à s’adapter pour être performant moralement et physiquement.
Au bout de chaque aventure, on atteint nos limites et chaque fois, on acquiert de l’expérience qui nous permet de repousser nos limites encore plus loin lors de l’expédition suivante.
Quel rôle votre famille joue-t-elle dans votre vie d’aventurier ? Comment gérez-vous vos séparations prolongées ?
Ma famille me donne la liberté de faire tout ce que je fais. En retour, les émotions que nous vivons nous soudent. Lorsque je suis en expédition, j’ai une responsabilité vis-à-vis d’elle, celle de rentrer vivant.
Ma femme et mes filles sont tellement impliquées dans tout ce que je fais, que pour elles, je ne suis pas vraiment loin. On vit l’expédition ensemble et nous sommes régulièrement en contact. Même si je suis loin physiquement, je suis toujours présent dans leur cœur et elles savent que je suis là pour elles.
Quels sont vos projets ? Préparez-vous une autre expédition ?
Je voudrais utiliser toutes mes expériences dans une seule aventure, je prépare donc une grande expédition autour de la terre avec des enfants. J’ai maintenant envie de partager mes connaissances avec les plus jeunes pour leur montrer les beautés de notre planète et de ses ressources naturelles. Nous sommes en train de perdre quelque chose qui est hyper important à mes yeux. On ne sait plus regarder, ni écouter ou goûter. Ce sont des sens que l’on ne peut développer que dans la nature et que je veux faire redécouvrir à d’autres.