Interview de l’auteur
Tout le monde a déjà entendu le nom de Machiavel, on connaît peut-être moins Savonarole… Pourriez-vous nous dire quelques mots de ce personnage ?
Les deux hommes sont des florentins, même si Savonarole est né à Ferrare. Ils jouent tous deux leur vie politique, leur pensée et même – en ce qui concerne Machiavel – leurs amours, dans la ville de Florence au xve siècle. Ils ont fait de bonnes études, mais Savonarole a réellement été foudroyé par la foi. Il a consacré toute sa vie, malgré une santé fragile, à prêcher. Il prêche dans les maisons de Dieu de la campagne toscane et finira par devenir le prédicateur du monastère de Saint-Marc à Florence. Immédiatement son succès est fastueux ; Savonarole séduit, convainc, entraîne le peuple de la ville.
Comme Machiavel, Savonarole organise la vie politique, il pèse sur la conduite de la République. On peut citer par exemple, son influence sur la jeunesse. À l’occasion de fêtes, les enfants sont appelés à défiler en uniformes. Cela nous fait évidemment penser à ce qu’il s’est passé dans l’entre-deux guerres, c’est-à-dire la militarisation des jeunes. Un autre exemple de son influence dans la société florentine est sa position vis-à-vis des vanités. Les vanités ce sont les parfums, les boucles d’oreilles, tout ce qui est beau et qui attire le regard. Savonarole décide que cela doit être supprimé. C’est ce que l’on a appelé, et qui nous est aujourd’hui familier grâce au titre du livre de Tom Wolfe, Le bûcher des vanités. Et ce sont encore les enfants qui sont enrôlés. Ce sont eux qui vont dans les maisons signaler les objets de luxe, les objets d’arts comme les tableaux ou les portraits, et qui ensuite font leur rapport. On organise alors un grand bûcher sur les places de Florence où l’on brule publiquement ces objets.
Mais Savonarole, qui a bénéficié d’un succès populaire important parce qu’il prêchait la justice, l’égalité, une distribution des richesses – finalement quelque chose de tout à fait neuf dans cette période du xve siècle –, est condamné par le tribunal de l’Inquisition. Savonarole sera pendu et brulé avec deux autres moines qui l’avaient suivi.
Qu’est-ce qui vous a attiré chez ces deux hommes ? Et pourquoi les avoir réunis au sein du même livre ?
Ce que j’ai essayé de faire dans ce livre, c’est de mettre en lumière ces deux personnalités qui ont pesé sur la vie de Florence et donc sur la vie européenne, car Florence à cette époque est un pôle de rayonnement et d’attraction. Machiavel et Savonarole ont tous les deux été des initiateurs, des prophètes d’une certaine manière. Et ces deux personnages n’ont pas été saisis dans toute leur aura, dans toute leur dimension. Tous deux sont contemporains l’un de l’autre, et tous deux signent une page de l’histoire de l’Europe. Ils vont réussir à compter parmi les puissants, même si ce n’est pas de la même manière.
Machiavel a très vite compris qu’il ne pourrait assouvir sa soif de pouvoir, qu’il ne pourrait accéder aux affaires, qu’en s’appuyant sur Laurent le Magnifique et sur la famille des Médicis. Il ne prend pas la ville par la force, il n’organise pas non plus une conspiration, mais tisse autour de lui des liens avec des hommes qui pensent comme lui. C’est cette façon de procéder qui apparaît dans le livre qui a fait sa gloire, Le Prince, que l’on peut voir comme le bréviaire de sa pensée politique. Machiavel reste le symbole, au rayonnement mondial, de la science politique. Par science politique, j’entends l’analyse des forces en rapport, et les stratégies pour conquérir et exercer le pouvoir.
Les prêches de Savonarole, eux, suscitent la fureur enthousiaste d’une partie de la population florentine. Les citoyens l’acclament, l’écoutent avec une grande attention, comme s’il était effectivement le porte-parole de la pensée de Dieu. Et c’est ce qu’il espère être. Savonarole reste le symbole à la fois de l’extrême – car c’est un fanatique – mais en même temps celui de la constance politique, car c’est quelqu’un qui va jusqu’au bout de sa pensée. Il ira jusqu’à être condamné à mort et à être exécuté par fidélité à cette pensée.
On a évoqué ce que partagent les deux hommes, ce qui les réunit, mais qu’est-ce qui au contraire, les éloigne ? Peut-on dire qu’ils s’opposent ?
Un point de dissemblance entre les deux est que Savonarole n’est pas né à Florence. Il est né à Ferrare, ce qui compte beaucoup dans la popularité qu’il peut avoir ou qu’il aura auprès du peuple florentin. Machiavel, lui, est un florentin-type, fils d’un commerçant de tissus. C’est un penseur, qui aime bien la vie cela dit. Il n’est pas quelqu’un qui se retire, au contraire, il joue un rôle important dans l’organisation de l’État florentin – et c’est par là qu’il se distingue : par sa capacité à penser la politique. En revanche, je ne dirais pas que Savonarole est un grand penseur ; Savonarole est un prophète, qui se conçoit comme un prédicateur. Machiavel ne se pense pas comme un prédicateur mais comme un analyste.
Savonarole par son fanatisme et Machiavel par son cynisme ont chacun des faces sombres. Quelles sont leurs qualités à chacun ? Qu’ont-ils laissé à la postérité ? Au lecteur moderne ?
Les aspects négatifs de ces personnalités, fanatisme et cynisme, sont en effet évidents. Mais ce sont bien leurs qualités, premières, qui sont les plus fascinantes.
Même s’il effraie, même si on voit en lui un personnage noir, Savonarole est néanmoins une des grandes voix qui a tracé la voie de l’Église. Il est vraiment l’un de ceux qui a modelé – bien qu’il ait fini pendu et brulé – la pensée ecclésiastique en ces temps troublés. Son fanatisme religieux, qui n’a rien à voir avec celui des terroristes actuels, est tout de même d’une violence prophétique. Mais Savonarole, s’il n’est pas l’inventeur de la politique sociale, reste aussi une figure engagée puisqu’il essaie de créer une communauté dans laquelle les plus pauvres auront un rôle. C’est un homme qui va jusqu’au bout, un homme de courage, et c’est d’ailleurs ce qui m’a fasciné. Malgré la torture du tribunal inquisitorial, il a résisté jusqu’à mourir sur le bûcher.
Machiavel, quant à lui, suscite encore aujourd’hui la fascination que peut exercer un homme qui pense droit, c’est-à-dire clairement. Machiavel incarne la figure de celui qui organise un État mais qui, tout en ayant un rôle important, reste au second plan. Il n’est pas dans la pleine lumière, mais il est le premier qui, dans son livre Le Prince, argue que la meilleure manière de conserver le pouvoir est d’allier « la ruse du renard » à « la force du lion ». Avec cet ouvrage qu’il avait dédié et qu’il avait aussi envoyé à Laurent de Médicis, il marque véritablement la pensée des sciences humaines.
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