Comment vous est venue l’idée de situer votre thriller à Hong Kong ?
Nous sommes à un moment où tout, absolument tout, change. Et c’est en Asie que les choses avancent le plus vite. J’avais le choix entre situer ma mystérieuse et inquiétante firme, Ming Inc., à Shanghai ou à Hong Kong. Or, lorsque je m’y trouvais l’été dernier, un des géants de la téléphonie mobile chinoise est entré en Bourse à Hong Kong. Et puis, cette ville m’a toujours fasciné. C’est un décor fabuleux pour un thriller. La ville la plus haute du monde, avec plus de 7 000 tours d’habitation, la plus densément peuplée aussi. Une fourmilière incroyable, une ruche, une termitière, un maelström permanent. C’est New York à la puissance mille. Une ville en grande partie délabrée, chaotique, anarchique. J’y suis allé en pleine saison des pluies, ce qui rendait les choses encore plus spectaculaires et oppressantes. On se serait cru dans le premier Blade Runner avec Harrison Ford ! Hong Kong, c’est la ville du futur. Un cauchemar par bien des côtés.
Parlez-nous de Moïra Chevalier, votre héroïne. Quelle est donc sa mission chez Ming ?
Moïra a travaillé au labo FAIR de Facebook, à Paris. C’est une jeune femme surdiplômée, extrêmement compétente, ambitieuse, une jeune Française de son temps. Mais qui traîne aussi un passé traumatisant, obsédant, et des blessures profondes. Elle se voit offrir de travailler sur DEUS, le chatbot universel révolutionnaire que développe l’empire Ming, dopé à l’intelligence artificielle. Ces assistants virtuels intelligents, comme Siri ou Alexa, représentent le prochain eldorado des géants du numérique. Pour Moïra, c’est une opportunité unique à saisir. Sauf qu’elle va découvrir une fois sur place que cette entreprise a plus d’un secret. Qu’il s’y passe des choses pas très nettes. Voire carrément inquiétantes. Car certains employés de Ming semblent avoir très peur. D’autres meurent de mort violente : accidents, suicides, assassinats…
Dès le début du livre, Moïra a l’impression qu’on ne lui dit pas tout. Elle se sent suivie, espionnée, et la peur comme la paranoïa ne tardent pas à la gagner…
Oui, M, le bord de l’abîme est d’abord un thriller qui parle de paranoïa, de manipulation, de l’impossibilité aujourd’hui de se cacher, de la fin de la vie privée avec le développement tous azimuts du Big Data et des populations de plus en plus connectées – et surtout de ces grandes firmes très opaques du Net qui aujourd’hui tirent les ficelles et dictent les règles. Et Moïra a raison d’avoir peur car, parallèlement, nous avons deux flics hongkongais – un jeune, Chan, intègre, rigoureux, presque un ascète, et un vieux, Elijah, corrompu, philosophe, revenu de tout – qui enquêtent sur une série de meurtres d’une inventivité démente et d’une effroyable perversité, commis par celui qu’ils ont baptisé « le prince noir de la douleur ». Or, un premier faisceau d’indices les amène à penser que ces crimes terribles pourraient bien être l’oeuvre d’un employé de Ming… Un monstre que Moïra côtoie peut-être tous les jours sans le savoir… Et quel est le rôle de DEUS, le super-assistant vocal intelligent, aux réactions si humaines, dans tout ça ?
À travers cette histoire, c’est l’incroyable pouvoir de l’intelligence artificielle que vous mettez en scène. On comprend enfin de quoi il s’agit, et c’est glaçant…
Je tiens à le préciser : M, le bord de l’abîme est un thriller contemporain, surtout pas un roman d’anticipation. Je décris des technologies qui sont d’ores et déjà dans notre vie de tous les jours et qui vont y être de plus en plus, mais que les gens connaissent mal. M, c’est le roman du monde d’aujourd’hui. Ce qui m’intéresse, c’est l’impact que l’intelligence artificielle a – et aura – sur nos vies, nos choix, nos décisions, comment cela va bouleverser nos existences. Et c’est étourdissant… fascinant… terrifiant… C’est aussi faire en sorte que le lecteur s’identifie aux personnages, les comprenne et partage leurs émotions, leurs angoisses, leurs combats, parce que cela le concerne aussi. Cela nous concerne tous, en réalité. Ce roman peut aider à comprendre ce qui se passe et qui va se passer, il donne une vision tout à fait claire, je crois, de ce qui nous attend. Pour y parvenir, j’ai dû effectuer un important travail d’investigation et de documentation. C’est une des premières fictions, à ma connaissance, qui aborde ainsi ces questions qui nous préoccupent tant, à juste titre. De ce point de vue, c’est sans doute mon livre le plus ambitieux. Et aussi, je crois, un thriller très différent des autres.
À vous lire, on vous sent plutôt pessimiste sur l’avenir de l’humanité. Êtes-vous fondamentalement inquiet pour nos libertés individuelles, au « bord de l’abîme », comme vous l’écrivez dans votre titre ?
C’est un sujet que j’avais déjà abordé dans Une putain d’histoire. À la fin du roman, en 2015, j’évoquais « la fin de la vie privée, la menace que fait peser sur nos libertés politique et personnelle le développement tous azimuts d’Internet et la façon dont, d’un instrument d’émancipation planétaire, il est sur le point de devenir un instrument de contrôle et d’endoctrinement que se disputent gouvernements, fanatiques et simples citoyens ». Quatre ans plus tard, j’ai pu constater à quel point les choses se sont accélérées – et ont empiré. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Et c’est très inquiétant. Parce que cette ère pourrait bien nous mener au chaos…
Ce monde high-tech et virtuel est à mille lieues du commandant Servaz, de sa culture terrienne, de ses méthodes « à l’ancienne »…
C’est vrai que Moïra Chevalier, c’est l’antithèse de Martin Servaz – du moins au début… Servaz a beaucoup de mal avec le monde contemporain, avec les nouvelles technologies. En ce qui me concerne, je suis plus proche de lui. J’ai connu un monde sans téléphones portables et sans Internet. Un monde qui était plus lisible, moins complexe que celui d’aujourd’hui. Mais soyons clairs, on ne pourra échapper au monde qui se construit sous nos yeux. Là où la science passe, on ne peut pas faire machine arrière. Pour le reste, concernant ce cher commandant, je l’ai eu au téléphone : il m’a dit qu’il était surune affaire énorme… On ne devrait pas tarder à entendre parler de lui…