Esther est une jeune juive de vingt ans, fille unique, dont les parents appartiennent à ce qu’on appellerait de nos jours la classe moyenne. Bonne élève, elle est en classe préparatoire latin et grec au lycée Louis-le-Grand à Paris. On l’imagine sans histoire jusqu’à la tragédie qui la frappe au début du roman : ses parents sont arrêtés par la police française et déportés. Elle en réchappe miraculeusement, mais se retrouve à la rue du jour au lendemain, dans une épouvantable solitude, affamée et terrorisée.
Thérèse, de dix ans son aînée, est issue de la grande bourgeoisie. Son père est fortuné, descendant d’une dynastie industrielle remontant au milieu du XIXe siècle. Thérèse est mariée à un riche commerçant qui fait des affaires avec les Allemands. En conflit ouvert avec cet homme vil et brutal, Thérèse mène une vie nocturne agitée, secrète et mystérieuse. Jusqu’au moment où son regard, derrière la vitre d’un café, va croiser celui d’Esther…Â
Esther et Thérèse vont follement s’aimer, en dépit de tous les obstacles qui se dressent devant elles. À travers ce roman, n’est-ce pas le combat des femmes pour leur liberté qui vous a intéressé, vous le romancier de l’Histoire ?
La condition féminine est au cœur de ce roman. La période de l’Occupation est très instructive à cet égard. Elle montre que l’émancipation des femmes, encore incomplète de nos jours même dans nos démocraties occidentales, n’est jamais acquise et qu’un retour en arrière est toujours possible. En effet, concernant les femmes, l’Occupation est une période de régression, hystérique et violente, qui succède à une relative libération pendant l’entre-deux-guerres, laquelle est la conséquence d’une autonomie prise par les femmes dans la société pendant la guerre de 14-18 (tout simplement en raison de l’absence des hommes envoyés au front). La machine économique pendant la Grande Guerre a tourné en partie grâce à elles, ce qui a servi de tremplin à leur émancipation. Le régime de Vichy institue un grand retour des valeurs morales du XIXe siècle, qui s’apparente à une véritable vengeance des hommes ; des hommes qui ne supportent pas que des femmes refusent d’être seulement des épouses au foyer, simples reproductrices élevant les enfants. Songeons que des éditorialistes et des politiques de l’époque n’ont pas hésité à accuser les femmes d’être responsables de la défaite de juin 1940 pour justifier les lois « sévères » décidées contre elles. Évidemment, pour les homosexuelles, la répression est encore pire. Pour vivre leurs passions, il ne reste plus aux lesbiennes que la clandestinité.
Et dans ce contexte liberticide, Esther apparaît comme un personnage emblématique…
Esther est juive, femme et lesbienne. Elle est située au croisement terrifiant de toutes les oppressions. Dès le début du roman, elle en subit toutes les conséquences. Thérèse suit une autre trajectoire. Elle, qui se croit, au début de l’histoire, protégée par sa classe sociale (et qui l’est de fait), glisse peu à peu vers l’insécurité et la peur au fur et à mesure qu’elle s’unit à Esther. Si tout semble les opposer au départ, l’amour dans cette France répressive les fait converger vers une même destinée.
Vous décrivez un Paris méconnu, nocturne, celui des cabarets où les « garçonnes » se rencontrent, avant de nous transporter à Dinard et dans la région de Saint-Malo au cours des dernières heures de la guerre. Comment avez-vous travaillé pour restituer ce décor romanesque ?
Ce Paris nocturne a disparu. Il a correspondu à une étape importante, maintenant dépassée, dans l’histoire de l’homosexualité féminine. C’est en effet l’époque des « garçonnes ». Le cabaret de Moune (Monique Carton de son vrai nom) est certainement le plus célèbre de cette période. J’ai travaillé à partir de divers documents, articles et livres – ils ne sont pas très nombreux… – pour reconstituer l’atmosphère de ce cabaret et pour replacer le phénomène des « garçonnes » dans son contexte historique. Quant au choix de Dinard, où Esther et Thérèse vont se réfugier, il renvoie à ma propre histoire. Né à Rennes, je connais bien la région. Depuis l’enfance, le décor m’est familier : les remparts de Saint-Malo, l’impressionnante architecture de ces stations balnéaires avec ses fameuses malouines et ses dinardaises, et bien sûr cette très belle côte rocheuse parsemée de plages. C’est un peu mon biotope, si je puis m’exprimer ainsi
Lorsqu’on s’intéresse à votre parcours, on découvre que vous êtes à la fois géologue, professeur d’université et romancier. Qu’est-ce qui vous a donné le goût d’écrire ? Et quelle place occupe la littérature dans votre vie ?
J’ai toujours aimé écrire. Il faut dire qu’avec mon père, Robert Merle, j’ai côtoyé très jeune l’univers d’un romancier. Son bureau, qui était pour nous, ses enfants, un lieu presque sacré, où nous n’aurions jamais osé pénétrer sans autorisation, a conféré à l’écriture une aura inégalable. Je ne peux nier le fort impact de cette passion de mon père sur mes propres aspirations. Avant l’âge de trente ans, j’ai écrit un premier roman, que je n’ai heureusement pas cherché à publier. Il n’était pas bon et je l’ai détruit. Puis, ma vie professionnelle – passionnante par ailleurs – m’a obligé à mettre ce plaisir d’écrire entre parenthèses. Il est donc revenu tardivement, peu à peu, inexorablement. Dès la fin des années 1990, j’ai écrit plusieurs romans jeunesse dont l’un a été publié aux Éditions J’ai Lu en 2003. Mais ce n’est qu’en 2009 que j’ai véritablement démarré ce que je considère maintenant, avec le recul, comme une seconde carrière aux antipodes de mon métier que j’exerce toujours. Il m’a fallu une discipline de fer pour réussir à concilier les deux.
La littérature est très importante dans ma vie car il me serait inconcevable d’être privé de romans. J’ai toujours un livre en cours de lecture. Il s’agit le plus souvent de romans réalistes avec du suspense, des dialogues, des rebondissements, et animés par des personnages variés à la psychologie crédible. J’aime les histoires qui ont le pouvoir – l’instant de la lecture – de vous faire oublier qui vous êtes et où vous êtes.
Au fond, je recherche dans les romans que je lis la même chose que dans ceux que j’écris : l’immersion dans un autre univers qui donne l’illusion d’exister par lui-même. En ce sens, écrire un roman me fait éprouver, parfois très intensément, des émotions propres à des hommes et à des femmes au destin singulier. C’est une manière d’expérimenter, sans risque, la vie d’êtres humains à la personnalité très différente de la mienne.