Nicolas Konstantinovitch était le frère de ma grand-mère, la grande-duchesse Olga, qui a épousé Georges Ier, roi de Grèce… Elle a eu de nombreux enfants, qu’elle a dûment élevés à la grecque, à part le petit dernier, mon père, qui avait vingt-cinq ans de différence avec son frère aîné… Et celui-là, elle a décidé de l’élever à la russe. Elle l’emmenait tous les ans en Russie avec elle, pas les autres, seulement lui, le cadet. Ma mère me disait qu’il était complètement russe… De là me vient ce goût, cet intérêt pour la Russie bien sûr…
Nicolas donc, le héros de La nuit blanche de Saint-Pétersbourg, était le neveu de l’empereur Alexandre II, et pourtant personne ne le connaît. Qui vous a parlé de lui pour la première fois ?
C’est un ami russe qui, au hasard d’une conversation, m’a cité son nom : « Nicolas, le frère de votre grand-mère… » J’ai répondu que ma grand-mère avait eu trois frères, et qu’aucun ne se prénommait Nicolas. Mais il a insisté, m’affirmant qu’il y en avait eu un quatrième. Étonné, j’ai pensé que peut-être ce Nicolas était mort en bas-âge, ce qui aurait expliqué mon ignorance. Mais non, il serait mort très âgé, et s’il est inconnu, c’est parce qu’il avait été rayé des cadres de la famille Romanov à la suite d’un gros scandale…
J’ai commencé par rouvrir les dossiers familiaux, les souvenirs de mes oncles, de mes tantes : pas un mot ! Alors je me suis rendu chez le chef des Romanov, mon cousin Nicolas de Russie, qui m’a raconté son histoire, du moins la version familiale : le grand-duc Nicolas était bien réel, mais on n’en parlait pas parce qu’il avait volé des diamants sur l’icône de sa mère pour les donner à sa maîtresse ! À l’époque, on avait arrêté un valet de chambre, qu’on avait expédié en Sibérie. Quatre ans plus tard, un prêteur sur gage avait mis en vente ces fameux diamants, la police les avait reconnus, et le prêteur questionné avait affirmé que c’était le grand-duc lui-même qui les lui avait confiés… Et l’empereur Alexandre II, horrifié à l’idée d’avoir puni un innocent, avait banni à tout jamais son neveu…
Voilà donc un grand-oncle inconnu et bizarre qui me tombait du ciel ! Peu de temps après, ma fille cadette, Olga, fait un voyage à Tachkent où ce Nicolas avait été exilé, et elle me rapporte une photo de son palais, en me disant que là-bas tout le monde l’adore, le vénère comme le grand mécène qui a dépensé des sommes colossales pour irriguer toute la région. Qui croire ? Nicolas était-il un monstre, ou un saint ?
Alors vous avez commencé votre propre enquête…
Une sorte de roman policier, cette enquête, en ce sens que toutes les pistes étaient tronquées, comme si tout avait été volontairement occulté. C’est pourquoi les recherches ont été longues et difficiles, tant à Moscou qu’à Saint-Pétersbourg, en France aussi, et dans tous les pays où il existe une communauté russe… Par exemple, il y a une énorme bibliothèque d’archives russes à Munich. J’ai découvert également tout un fonds d’archives, justement sur les personnages de cette histoire, à l’université de Columbia. Il y avait même là-bas le journal de l’un des fils du grand-duc, intitulé Histoire de mon père… Un miracle ! Mais l’enveloppe était vide. Je me suis heurté longtemps à ce genre de problèmes. Un autre exemple : l’histoire du valet expédié en Sibérie à cause du vol des diamants est tout à fait fausse ! Nicolas s’est accusé une semaine après le vol, et pas quatre ans plus tard ! Voyez comme les légendes se font….
Comment avez-vous rencontré sa petite-fille ?
Par l’intermédiaire d’un autre ami russe qui m’a signalé un jour l’existence d’une cousine qui vivait à Moscou, une Romanov… Cela semblait impossible, parce qu’une Romanov n’aurait jamais pu survivre à Moscou, elle aurait dû être fusillée depuis longtemps ! Mais là encore, mon cousin Nicolas de Russie a confirmé cette information, m’indiquant qu’elle était justement la petite-fille du mystérieux voleur ! La boucle était bouclée… J’ai demandé à cet ami qu’il m’organise un rendez vous.
Quel souvenir avez-vous gardé de cette rencontre ?
Cette femme m’a beaucoup impressionné, une formidable personnalité. Elle avait quatre-vingt-deux ans, très grande, avec des yeux bleus flamboyants, beaucoup d’autorité, beaucoup d’élégance, et pas un sou. Elle habitait dans un HLM monstrueux aux environs de Moscou, et je l’ai surnommée tout de suite la « tsarine des banlieues ». Parce qu’elle régnait sur tous, et que tous la révérait comme une souveraine… Et ce qui m’a beaucoup frappé, beaucoup ému, c’est que je suis le premier membre de la famille à lui avoir rendu visite. Les autres n’ont jamais fait attention à elle, ce n’était que « la petite-fille d’un voleur » ! Elle m’a parlé de son grand-père, m’a raconté tout ce qu’elle savait, et elle est morte tout de suite après. Alors qu’elle était en parfaite santé… Comme si elle m’attendait… Comme si elle me passait le flambeau.
Nicolas était donc un garçon intelligent, beau, promis à un bel avenir, mais il a commencé très jeune à se sentir différent des autres. Pourquoi ?
Ses parents étaient assez excentriques… Sa mère était un peu curieuse, très éprise d’occultisme. Et son père, un homme très brillant, était toujours absent. C’est vrai que Nicolas a eu très tôt un comportement étrange, disons original, provocant, et qu’il s’est éloigné peu à peu de ses frères et sœurs ; bien que l’un de ses frères, Dimitri, ait été comme lui un personnage hors norme puisqu’il fut l’un des plus grands poètes de son temps…
Cependant, l’avenir de Nicolas est tout tracé, il est grand-duc, colonel en chef de plusieurs régiments dès sa naissance, et sa vie se partage entre l’entraînement militaire et les réceptions à la cour impériale. Mais un soir à l’Opéra, il rencontre la belle Fanny.
Il aimait beaucoup les femmes, mais celle-là a entièrement bouleversé sa vie. Et c’était une courtisane ! Lui qui entretenait d’innombrables maîtresses est tombé amoureux pour la première fois, un véritable coup de foudre. Et elle qui menait auparavant une vie très légère, qui avait un nombre invraisemblable d’amants, elle aussi s’est éprise sincèrement de lui.
Jusqu’au jour où un troisième personnage a surgi, le dénommé Savine…
Savine était un sombre personnage, intrigant, aventurier, on pourrait dire une espèce de Machiavel du sexe. Dès sa rencontre avec le couple, il perturbe l’atmosphère en instaurant un ménage à trois, puis en entraînant Nicolas à commettre des vols, de plus en plus importants, un peu par jeu d’abord, à quoi il mêle très vite la politique… Jusqu’au moment où l’on découvre le pot aux roses, un vol particulièrement frappant… Et Nicolas est accusé, puis exilé…
C’est néanmoins en exil que se bâtit sa légende…
Oui, parce qu’il se dit que, perdu pour perdu, autant faire quelque chose de sa vie. Et c’est là qu’il devient le bienfaiteur de l’Asie centrale, entreprenant des travaux considérables dans le désert pour agencer l’irrigation des terres incultes, tout cela malgré la mauvaise volonté de l’administration impériale qui essaie de lui mettre des bâtons dans les roues du matin au soir. Évidemment, il a aussi là-bas une vie personnelle volcanique, des maîtresses, des épouses, des enfants un peu partout…, bref il cumule les scandales qui font la joie des observateurs au grand dam de la famille impériale. Mais il est vrai aussi que c’est un personnage très provocant, qui adore défier les habitudes et les conventions…
Ce qui explique peut-être qu’il soit le seul Romanov épargné par les bolcheviks…
Il est évident que dans sa situation, la révolution signe sa propre libération… Au début il est ravi, cela ressemble à un rêve ! Mais très vite, il prend la dimension de l’horreur qui s’organise… Toute sa famille est internée. Même si la séparation était depuis longtemps consommée, c’était pour lui infiniment pénible… Et quand il demande aux nouvelles autorités pourquoi lui est épargné, on lui répond : Mais vous êtes la plus illustre victime de la famille impériale, donc on vous honore ! Ce qui ne lui plaît pas bien sûr, parce qu’être honoré par des tueurs n’a rien de satisfaisant… D’ailleurs il est mort juste avant que, probablement, il ne soit arrêté à son tour. Car les bolcheviks s’apprêtaient à le faire, justement parce qu’il était vraiment trop populaire. Il est mort, et les bolcheviks, soulagés, lui ont offert un enterrement de grande classe. En pleine révolution, un grand-duc de Russie a été enterré avec tous les honneurs !
Tout récemment, le dernier tsar Nicolas II a été canonisé par l’Église orthodoxe russe, après avoir été inhumé avec sa famille en 1998, comme vous le relatez dans votre livre, au cours d’une cérémonie prestigieuse et en présence de Boris Eltsine… À quand la réhabilitation du grand-duc Nicolas ?
J’aimerais que ce livre le fasse connaître, et puisqu’il a été rayé de la famille impériale, que l’on sache qu’il a existé. C’était, je le crois sincèrement, un personnage très romantique, qui fut injustement calomnié. Et je voudrais chasser l’opprobre qui pèse encore sur lui pour répondre aux vœux de sa petite-fille. Car elle me l’a dit souvent, cousine Talya : il était innocent, il était innocent… J’espère avoir réussi à le prouver.