Rome en famille fait partie d’un itinéraire au long cours commencé avec les chemins de Compostelle quinze ans plus tôt. J’ai voulu ainsi clôturer le triptyque des grandes destinations de pèlerinage chrétien. Et puis il y a dans ce type de projet une part d’inconnu, un appel, celui de la route, qui est pour le marcheur comme le chant des sirènes.
Pourquoi partir en famille ?
Pourquoi toujours souscrire à cette idée « qu’avec des enfants, on fait toujours moins qu’on ne rêverait de faire » ? Dans notre carriole, quelques bagages que nos vies trépidantes avaient négligés : du temps, de la nature, de l’intériorité. Nous les avons déballés avec nos enfants en vivant au rythme de notre âne, quatre kilomètres par heure. Et si la richesse c’était de laisser un peu d’espace dans son emploi du temps ? Et si le bonheur c’était simplement de le partager ? Notre luxe de parents est d’avoir eu du temps pour nous émerveiller de l’émerveillement de nos filles. Entendre leurs perles et écouter leurs peines. Leur apprendre à faire par elles-mêmes. Répondre à leurs questions. Si demain je me retourne sur ces mois passés avec elles, je n’aurai aucun regret. Je les ai vues grandir.
Que vous apporte la marche ? Qu’y cherchez-vous ?
« On ne peut asservir l’homme qui marche » disait Vincenot. Pendant plusieurs mois dehors, nous avons vécu libres, dormant sous la tente ou dans des gîtes. La France et l’Italie nous ont offert autant d’aventures et de rencontres que j’en ai trouvé en arpentant le Caucase, l’Afghanistan, le Mékong ou le Sahara. La marche, c’est la possibilité de trouver au pas de sa porte ce qu’on ne trouve pas chez soi.
Quand je marche, je peux m’arrêter pour apprécier le vol d’un échassier enjambant le fleuve Pô. La marche m’oblige à m’ouvrir et me rend vulnérable. Au bout de quelques semaines, démuni de ma carapace, de mes préjugés et de mes obligations, je suis en proie à la chaleur, à la grêle ou au vent. Je retrouve ma place de frêle créature. Le soleil devient plus important que la montre. Les rencontres plus importantes que l’étape du jour.
La marche a cet étrange pouvoir de faire l’unité entre le corps, le cœur et l’âme. Ne conseille-t-on pas aux cardiaques de marcher ? L’effet n’est pas que physique, il est intérieur. Les pas deviennent le métronome d’une petite musique interne, qui permet à l’esprit de divaguer, de penser, de méditer. Par la marche, je trouve en moi ce que j’ai du mal à trouver chez moi. Rassurez-vous, une surprise attend toujours le voyageur au tournant. Ce qu’on va chercher est souvent bien différent de ce qu’on trouve. Est-ce cela le mystère d’un chemin ?
Les chemins que vous avez empruntés ont une histoire très riche…
Compostelle est désormais un sentier bien battu mais les Via Romea viennent à peine d’être dépoussiérées de l’oubli. La Via Francigena est maintenant balisée et classée itinéraire culturel européen.
À mon retour, je me suis plongé dans les documents historiques afin d’en extraire une sève et de la distiller par anecdotes au fil de notre récit. J’ai décrit notre marche dans le contexte de l’épopée historique. Celle des pèlerins qui, pendant des siècles, par troupes ou en solitaire, ont tout quitté, bravant les Alpes, les embuscades et la plaine marécageuse du Pô. Avec eux, nous avons remonté les artères de l’Europe dont Rome fut le cœur.
Quels sont pour vous les moments marquants de cette aventure ? Et pour vos enfants ?
Par exemple, avoir vu notre fille aînée, de trois ans et demi, mener notre âne par un gué sans aucune difficulté quand, à chaque flaque d’eau, avec moi, il refusait de passer. Ou encore être reçus gratuitement et sans avoir rien demandé chez Giorgio qui, après s’être assuré de notre confort dans sa maison, nous a laissé ses clefs. Fêter l’anniversaire de notre fille de deux ans entourés de dix-huit pèlerins qui le lendemain matin nous accompagnaient en petite troupe. Être reçus en famille par le pape.
Dans les pires souvenirs, ce pourrait être le renversement de la carriole et de l’âne dans les collines toscanes. Ou bien les varicelles simultanées de nos trois enfants par quarante degrés, l’été. Mathilde dit souvent avec humour que son pire souvenir c’est moi. Je lui rétorque que mon meilleur c’est l’âne. Notre relation de couple, bien que martelée sévèrement sur l’enclume de la route, s’est forgée à chaud.
Nos enfants ont peu de souvenirs, leur bas âge leur donnant la chance d’oublier les faits pour en garder le sens. À l’école buissonnière, nous avons été tous deux des parents disponibles pour jouer, rire et poser les limites. Rien de plus que ce que nous voudrions faire à la maison, mais plus intensément peut-être. Nous leur avons offert notre présence permanente, nos « je t’aime » murmurés souvent, notre tendresse. Nous les avons aimées dans le temps présent, nous souciant peu du lendemain et de leurs souvenirs.
Dans votre livre, l’âne Octave prend la parole. Qu’apporte-t-il au récit ?
De l’autodérision. C’est la mouche du coche. J’ai observé cet âne au fil des kilomètres. Est-ce lui ou moi qui a apprivoisé l’autre ? Il apporte au livre ce qu’il nous a apporté sur la route : une remise en question permanente. Si dans notre récit Octave prend de temps à autre la parole, c’est pour nous botter les fesses ou nous encourager de quelques conseils de bon sens et de spiritualité. En lui donnant voix au chapitre, j’ai voulu transcrire les leçons apprises de son amitié : l’abandon à la providence, la tempérance, la réflexion avant l’action, l’écoute.
Vous avez fait le choix de quitter Paris pour devenir berger, pourquoi ?
Une manière peut-être de prolonger, dans un quotidien ordinaire, l’expérience glanée au long des sentes en quinze ans d’aventures et de reportages. Il y a pour moi autant de poésie à marcher avec un âne en famille sur mille trois cents kilomètres qu’à regarder défiler la Loire sur les berges de laquelle paissent quelques quatre cents brebis. Le voyage immobile. Peut-être est-ce cela la sagesse : plutôt que de marcher pour traverser un monde, apprendre à se laisser traverser par les lieux et les autres ?