Christian Moullec a-t-il atteint l’objectif qu’il s’était donné ?
Son premier objectif était d’apprendre aux oies, dès leur plus jeune âge, à accepter le bruit d’un moteur d’ULM. Une sorte d’imprégnation qu’il a pleinement réussie. L’expérience a ensuite consisté à voler avec ces oiseaux, en escadrille, de la Scandinavie jusqu’en Allemagne, pour prouver qu’il était possible de leur
apprendre un nouvel itinéraire. Alors que personne n’y croyait, Christian, là aussi, a pleinement gagné son pari. À l’époque, pourtant, il aurait fallu réitérer l’expérience avec beaucoup plus d’oiseaux pour prétendre installer une colonie qui puisse se reproduire et augmenter. Cela n’a pas été possible pour des raisons
financières et politiques. Christian s’est heurté à ce que l’Europe a de pire : des administrations empilées les unes sur les autres, incapables de délivrer des autorisations. Mais aujourd’hui, nous sommes décidés à remonter au front. Sauver une espèce en voie de disparition, c’est quelque chose d’énorme. Je le dis souvent : si la tour Eiffel s’écroule demain, ce n’est pas très grave, on peut la reconstruire, tandis qu’une espèce qui disparaît, c’est à jamais… Comme il reste quelques échantillons, on peut y arriver. Et si nous y parvenons, ce sera, je l’espère, le prélude au sauvetage d’autres espèces d’oiseaux migrateurs.
À cet égard, les données sur la disparition des oiseaux dans le monde sont effrayantes…
C’est plus de 420 millions d’oiseaux qui ont disparu du ciel européen en moins de trente ans. On va se réveiller un jour dans un monde où, au printemps, il n’y aura plus un oiseau qui gazouillera dehors. Il n’y a pas si longtemps, quand on traversait la France au mois de juin, on avait les vitres de la voiture maculées d’insectes. Aujourd’hui, vous pouvez rouler pendant des heures sans avoir à nettoyer votre pare-brise. Et cela suffit à expliquer pourquoi les oiseaux ont disparu. À cause de tous ces insecticides, ces pesticides, ces haies qui n’existent plus…
Racontez-nous ce vol avec les oies. Quels souvenirs en avez-vous gardés ?
En Sologne, où j’habite, je passe ma vie à regarder les oiseaux. Alors, se retrouver comme ça, d’un coup, à voler avec des oies, tellement près d’elles qu’on peut les caresser – ce que j’ai fait –, c’est une émotion unique. On ressent beaucoup de choses quant à leur façon de voler, de planer, de tourner, de monter, de descendre. À cinquante centimètres de leurs ailes, vous détaillez tous leurs mouvements, un ballet d’une incroyable subtilité.
Jusqu’à avoir l’impression de communiquer avec elles ?
Oui, déjà parce que dès qu’on tourne à droite, elles vous suivent, dès que vous montez, elles montent, dès que vous descendez, elles descendent… Ce qui est fascinant, c’est de voir à quel point les oiseaux aiment voler. On ressent aussi cela quand on conduit les chiens de traîneaux. C’est moins le cas, par exemple, lorsqu’on monte à cheval ou sur un traîneau à rennes. Les chiens aiment traverser des grandes étendues blanches comme les oiseaux aiment tracer dans le ciel. Partager ces moments est magique…
Votre roman est aussi l’histoire d’une complicité retrouvée entre un père et son fils.
J’ai voulu raconter quelque chose que je connais bien pour l’avoir éprouvé toute ma vie : l’histoire d’un homme tellement passionné qu’il en oublie ce qui fait les grandes valeurs de la vie, la famille, les enfants… Lorsque les passions sont aussi fortes, aussi extrêmes, on fait des sacrifices. Mais au-delà des sacrifices, on peut perdre des choses essentielles : de l’amitié, de l’amour. Ce revers de la passion est un sujet qui m’a fait beaucoup réfléchir, moi qui passe tant de temps dans le Grand Nord, loin des miens. Dans le roman, la famille de Christian n’a pas résisté à sa propre passion. Et puis elle va progressivement se recomposer, son fils et sa femme finissant par faire preuve de compréhension et même par adhérer à ce projet fou – qui, précisément, a causé leur séparation. Ces retrouvailles inattendues me touchent profondément.
De façon plus large, la transmission et le partage des valeurs sont au cœur de votre travail…
C’est un fil rouge, oui. En l’espace de trois décennies, le temps s’est tellement accéléré, les progrès ont été tellement considérables qu’une coupure s’est produite, non seulement entre l’homme et la nature mais d’une génération à l’autre. Jadis, lorsqu’un grand-père emmenait son petit-fils à la pêche, il ne cherchait pas tant à lui enseigner l’art de pêcher qu’à vivre un moment privilégié à ses côtés. Un moment de transmission, d’échange, de complicité. À l’heure d’Internet, des réseaux sociaux et des consoles de jeux, ces moments sont devenus beaucoup trop rares. Presque impossibles. Dans le roman, Thomas, le fils de Christian, est un adolescent enfermé dans son monde virtuel. Rivé à son ordinateur, il en oublie d’ouvrir les yeux sur la beauté du monde qui l’entoure. Et puis le miracle se produit. Il se laisse fasciner par les oies. Ce rêve que son père va poursuivre toute sa vie, sans jamais l’atteindre, c’est lui qui va le réaliser…
Au-delà de l’aventure, espérez-vous que Donne-moi des ailes participe à une prise de conscience de la disparition des oiseaux ?
Je n’ai pas la prétention de changer le monde avec un roman ou avec un film. Mais c’est un peu l’histoire du colibri, chacun doit faire ce qu’il peut… Parallèlement à cette fiction, nous montons une campagne avec la Ligue pour la protection des oiseaux, le conservatoire du littoral et le Muséum d’histoire naturelle. Nous y associons l’Éducation nationale pour lancer auprès des jeunes à la fois des messages d’alerte et d’espoir. C’est très important aujourd’hui de dire aux enfants que tout est encore possible, qu’on peut encore sauver des espèces, protéger la biodiversité. À ce titre, je trouve bouleversant de voir tous ces jeunes qui se lèvent et manifestent partout dans le monde. On n’a pas le droit de leur laisser en héritage ce monde où ils ne pourront pas vivre comme nous vivons nous-mêmes. J’espère de tout mon cœur que ce mouvement s’amplifiera. Alors que les gouvernements de tous les pays pollueurs, responsables du réchauffement climatique, se fichent un peu de tout ça, cette génération qui se lève nous interpelle, nous réveille, nous provoque. Qu’elle nous menace d’un procès s’il le faut ! Car maintenant que les simulations sont faites sur l’avenir, il serait criminel de continuer sur cette route-là. Intolérable, irrespectueux et criminel vis-à-vis des générations futures.
Vous passez vous-même beaucoup de temps dans les écoles pour faire part de votre expérience et alerter les jeunes…
C’est pour moi essentiel. Je travaille main dans la main avec le ministère de l’Éducation nationale depuis des années. Pour justement, à travers des films, des livres, des programmes d’éducation à l’environnement, partager toutes ces préoccupations et transmettre cette envie de communiquer et d’agir.
Comme Thomas dans votre roman…
Exactement !