En juillet 2015, j’ai posté un message sur Weibo (l’équivalent chinois de Twitter) : Racontez-moi la nuit la plus longue que vous avez vécue. Très vite, des milliers de personnes m’ont répondu. Nous avons tous des souvenirs marquants cachés dans nos esprits. Même les plus lointains ont été imprimés dans le cortex cérébral, dans la poubelle de la mémoire qui demeure dans notre esprit sans être jamais vidée. C’est ce qu’on appelle la mémoire profonde. J’ai pensé alors aux quatre caractères 宛如昨日(wan ru zuo ri), « comme hier », et imaginé une machine dénommée ainsi qui permettrait de la retrouver, de réveiller les oubliés d’hier. Cette idée est à l’origine de ma nouvelle « La Nuit comme hier » publiée en 2015 dans Science Fiction World, le magazine de science-fiction le plus lu au monde, puis de ce roman.
De nouveau, vous nous transportez dans la rue Nanming, au cœur d’une ville dont vous ne mentionnez jamais le nom. Pourquoi ce décor ?
En général, mes romans se déroulent à Shanghai, mais dans Comme Hier, je n’ai délibérément pas précisé le nom de la ville. Les divers problèmes sociaux que j’évoque surviennent souvent dans des endroits en fort développement et reflètent, comme les personnages du livre qui semblent tous marginalisés, les énormes changements survenus en Chine au cours des trente dernières années. Notre monde réel est constitué en majorité de ce type de lieu et de personne.
L’un des personnages principaux, Sheng Xia, n’est pas sans rappeler Lisbeth Salander, l’héroïne de Millenium, une jeune femme très douée en informatique et en boxe thaïlandaise. Pouvez-vous nous la présenter ?
Indépendante et rebelle, cette fille de dix-huit ans au look cyberpunk veut venger la mémoire de son professeur d’informatique qui a péri avec son épouse et leur fils de cinq ans dans un incendie criminel. Sheng Xia, accompagnée de son énorme et redoutable chien Sishen, s’allie à l’inspecteur chargé de l’enquête pour faire la lumière sur la disparition de cet homme avec qui elle a codé « Comme Hier ». C’est grâce à cette application de réalité virtuelle permettant de voyager dans la mémoire profonde qu’elle parvient à démêler, dans le monde réel, les différents fils de l’intrigue qui semble liée à deux affaires bien plus anciennes. J’ai ajouté la notion de « péché originel » à son personnage car elle porte en elle le souvenir des crimes du passé. Peu à peu, elle réussira cependant à s’évader de la prison de sa mémoire familiale.
Votre thriller semble alterner entre réalisme et fantastique…
En effet, le réel et l’illusion, le réalisme et la littérature fantastique s’entremêlent. Il y a trois espaces-temps dans le roman. Le premier est notre espace-temps réel, la vie quotidienne parsemée de péchés ordinaires. Le deuxième est l’espace-temps de notre mémoire, qui vient du passé. Dans les profondeurs de l’histoire personnelle de chacun se cachent toutes les origines de ce qu’on est devenu. Le troisième est l’espace-temps de la machine « Comme Hier », une superposition des deux premiers, dans laquelle j’ai ajouté des éléments historiques et littéraires qui s’entrecroisent et créent un monde étrange, brouillant ainsi les frontières entre le réel et la mémoire, la réalité et la fiction, le jour et le rêve.
Dites-nous aussi un mot de l’inspecteur Ye Xiao qui, avec Shen Xia, mène l’enquête sur la mort mystérieuse du professeur d’informatique…
Ce personnage existe dans la plupart de mes oeuvres. Parfois, c’est le protagoniste, mais la plupart du temps, c’est un second rôle. Il forme avec Sheng Xia un duo unique malgré leur différence d’âge et le contraste de leurs personnalités. Ici, l’inspecteur résout non seulement l’affaire mais aide aussi sa jeune acolyte à accomplir sa rédemption et à dérouler tour à tour d’autres fils narratifs du roman.
La peinture que vous faites de la Chine met en lumière un problème d’ascenseur social et des abus commis par les très riches industriels à l’égard des citoyens les plus pauvres. Ce regard sur la société est-il une composante de votre œuvre ?
Presque tous mes livres rendent compte des réalités sociales, de l’écart entre les riches et les pauvres. Au cours des dix dernières années, celui-ci s’est encore élargi et a entraîné de nombreux problèmes sociaux complexes en Asie, dont témoigne par exemple la série sud-coréenne Squid Game. Les jeux du monde virtuel « Comme Hier » dissimulent également une revendication de justice sociale.
De nombreuses références à la littérature française émaillent votre récit, en particulier Les Misérables de Victor Hugo.
L’influence de la littérature française sur le monde entier est immense. Le premier roman que j’ai lu dans mon enfance était Vingt Mille Lieues sous les mers de Jules Verne. Le Rouge et le Noir de Stendhal m’a aussi beaucoup inspiré. Au cours de ces deux dernières années, j’ai relu La Peste d’Albert Camus. Ces textes demandent une lecture longue et assidue. Ils sont pour moi comme ces sommets enneigés des Alpes que je contemple avec admiration. Quant aux Misérables, ce roman fut pour moi une illumination littéraire. Cette peinture remarquable des coutumes sociales est aussi l’histoire de la rédemption de Jean Valjean. De la même manière, je raconte celle de Sheng Xia et d’autres personnages et, dans la réalité virtuelle de « Comme Hier », je mets en scène des fragments des Misérables. C’est mon hommage à Victor Hugo et à la littérature française.
Mot à mes lecteurs français
En octobre 2018, je suis venu à Paris à l’occasion de la publication française de La Rivière de l’Oubli, qui est aussi un roman sur la mémoire. Lors de mon voyage, deux endroits m’ont marqué : le cimetière du Montparnasse et celui du Père-Lachaise. Le premier se trouvait à proximité de l’hôtel Odessa, où je logeais et où a vécu le peintre japonais Tsuguharu Fujita cent ans auparavant.
Un matin, jour de marché, j’ai acheté un bouquet de fleurs avant de rejoindre à pied le cimetière, à la recherche de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Le couple ne croyait pas en Dieu, leur pierre tombale est simple, ordinaire, sans aucune décoration. Ils sont venus nus, ils sont partis nus. J’ai déposé là mon bouquet. Sur la même rangée à une centaine de mètres, j’ai trouvé Marguerite Duras, enterrée avec son amant. Sa sépulture, très sobre aussi, est parsemée de pots de fleurs qui recueillent des dizaines de stylos, signifiant que l’auteure n’a jamais cessé d’écrire. Au cimetière du Père-Lachaise, je me suis recueilli sur la tombe de Proust. Bien que je n’aie jamais rencontré ces grands écrivains français, je peux ressentir leurs âmes à travers leurs œuvres. À la recherche du temps perdu évoque notre rapport à la mémoire personnelle, qui se dégrade aujourd’hui avec le développement des technologies, et dont j’ai fait le thème central de Comme Hier. Dans mon roman se pose aussi la question de la mémoire collective et de son influence sur l’avenir de l’humanité. Peut-être trouverez-vous votre réponse dans ce livre.